Avignon : Thierry Thieû Niang et Vincent Dissez à l‘ombre du vieil orme

Un geste résume l’art du danseur et chorégraphe Thierry Thieû Niang. Il se tient près d’un être humain, un peu derrière lui comme pour le protéger des intempéries, il déploie son bras droit et pose doucement, fraternellement, sa main droite sur l’épaule droite de l’inconnu(e). Et maintenant voici que sa main gauche soutient le bras gauche de celui ou celle qui, apaisé(e) par cette délicatesse, confiant, ferme les yeux, abandonne toute défense, tout repli sur soi. Alors commence une marche, une danse, un voyage à deux où celui qui a les yeux ouverts guide l’autre lequel, dans l’obscurité de ses yeux clos, se laissant guider, sent son corps, sans doute, comme jamais.

- Être guidé, les yeux fermés

Ce moment traverse « Le grand vivant », spectacle créé à l’espace 1789 de Saint-Ouen et, ces jours-ci, à l’affiche des rencontres d’été de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon. J’ai vu « Le grand vivant » le mois dernier à la Charité-sur-Loire dans le cadre du festival « Format raisins », au premier étage d’un prieuré restauré avec soin, juste ce qu’il faut. Le matin même, dans la cour du Cloître, Thierry Thieû Niang dansait avec des élèves d’un établissement spécialisé comme l’on dit, accueillant des enfants qui ont du mal à affronter la vie laquelle leur en fait voir. Il avait travaillé avec eux très peu de jours, mais une heure avec lui vaut mille jours. Marcher, se croiser, s’inventer des jeux, aller ensemble, réinvestir des gestes de la vie. Ils se sont très vite compris, épaulés.

Une femme, proviseur de l’établissement spécialisé, se confondit en remerciements après avoir vu la prestation, simple et forte, de ses pensionnaires. Juste avant la fin, ces enfants habituellement « assistés » avaient renversé les rôles. Thierry avait demandé à chacun de guider un spectateur en lui demandant de fermer les yeux , de poser une main sur une épaule, de soutenir l’autre bras, et de le guider ainsi dans la cour du cloitre quadrillée ici de gazon, là de gravier, à l’écoute des sensations de son corps.

Thierry Thieû Niang est celui qui pose sa main sur votre épaule et vous dit sans rien dire : viens, allons. Sa danse nait du mouvement vers l’autre. Souvent même, le mouvement se résume à se tenir debout à écouter, regarder. Sa seule présence suffit, son regard calmement intense, la sidérante légèreté de son être-là. Sa façon de se tenir sur ses deux pieds, droit mais sans raideur, souple toujours, pieds nus ou en tennis, ouvre la rencontre avec l’autre, les autres. Toutes les chorégraphies de Thierry Thieû Niang, tous les ateliers qu’il multiplie, sont brodées avec le fil du mot rencontre.

La scène est pour lui moins un espace voué au spectacle qu’un lieu de partage. Que cela soit avec Patrice Chéreau dont il fut très proche ou les personnes âgées de l’espace 1789 à Saint-Ouen, que cela soit avec le danseur Éric Lamoureux (comme l’an dernier à Avignon, tôt le matin), la chanteuse Camille, l’écrivain Maylis de Kerangal ou l’actrice Anne Alvaro qui, venue à la Charité, voir « Le grand vivant » eut ce juste mot : « c’est loyal ».

- Du soin à apporter aux vivants

Assis par terre au milieu du cercle ou du rectangle que forment les spectateurs, tous proches, Thierry Thieû Niang écoute Vincent Dissez dire un texte de Patrick Autréaux. Dissez est l’un des comédiens qui faisait partie du groupe Tchan’g de Didier-Georges Gabily et qui, depuis sa disparition, mène une carrière ponctuée d’exigences. Patrick Autréaux est un ancien psychiatre urgentiste qui jette un regard sombre sur les milieux hospitaliers et qui, malade à son tour, sut trouver dans l’écriture un moyen d’aller plus loin dans l’approche de la maladie, de la mort et du soin à apporter aux vivants. En témoignent des récits, « La vallée des larmes » et « Soigner » publiés chez Gallimard et récemment son premier roman « Les irréguliers ».

« Le grand vivant » (à paraitre chez Verdier) revient sur la personnalité de son grand-père déjà évoquée dans « Soigner », mais autrement. Il le suit « au bord de la mort », un vieil orme lui tient lieu de frère et de double. Le corbeau noir de la fiction vient picorer son cœur. Un vent soufflé par l’écrivain aspire l’acteur qui lit le texte et bientôt inspire le danseur. Le grand père meurt. « Il est mort. Je m’adresse à lui quand un cauchemar me réveille encore. Est-ce que parler protège de la peur ? » se demande Patrick Autréaux. Bonne question que dansent ensemble Vincent Dissez et Thierry Thieû Niang. La présence des morts et leur souvenir aident ceux qui restent à vivre dans « le dépotoir des voix ».

Les feuilles du texte s’effeuillent, jonchent le sol. Arrive cette fausse fin du texte : « Le pire, c’est quand on cherche un visage derrière ce qu’on voit, et qu’on ne le trouve pas. Le pire, c’est quand une feuille, un arbre ne sont que feuille ou arbre, quand le mangeur de rêves n’est qu’une chimère. Le pire, c’est quand il n’y a rien entre tout, pas même un regard vide. Le pire, c’est quand le lien invisible nous a abandonnés. Alors on se heurte à l’isolement des choses, à l’indifférence qu’elles ont pour nous. Alors on tombe. »

Peu de temps après, à l’ombre du vieil orme, Thierry Thieû Niang et Vincent Dissez, debout, saluent.

Jean-Pierre Thibaudat - Médiapart - 18 juillet 2015 / Photo Jean-Louis Fernandez

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