Dominique Blanc, La Douleur à cœur
Photo : Simon Gosselin
Il y a des immanquables, des pièces qu’on ne peut rater, qu’il faut absolument avoir vu. La Douleur de Duras, mise en scène par Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang, fait partie de cette espèce-là, rare, précieuse, unique. Rien d’extraordinaire, pourtant, une comédienne seule au plateau, une table, quelques chaises, une pomme, des cahiers, des crayons, un texte. Mais voilà, sur les planches sont réunis l’évidente exception, une artiste rare, intense, une plume radicale, tranchante, crue, une adaptation au cordeau lumineuse, limpide, poétiquement crépusculaire.
L’âme de Duras
Cheveux longs, raides, fins couvrant son dos, Dominique Blanc attend, mutique, le visage tourné vers le fond de scène. Immobile, imperturbable, elle attend le signal. Une lumière diffuse qui baigne le plateau d’une aura sombre, ombreuse. Dans un silence presque religieux, la voix claire de la comédienne fend l’espace, le replie au plus près d’elle. Plus rien n’existe, Il n’y a plus que cette femme aux gestes inquiets, tourmentés, au débit haché, à la présence oscillante entre pesanteur et évanescence. On en en avril 1945. Les derniers bastions nazis vacillent. Les alliés libèrent un à un les camps de concentration. Arrêté en juin 1944 pour faits de résistance, Robert A. a été déporté. Son épouse, M., attend son retour, l’espère dans une angoisse qui ronge son corps, son âme. Dans les mots retrouvés dans de vieux cahiers, publiés sous forme d’un journal en 1985, on retrouve tout Duras, son style concis, lucide, âprement poétique et sans concession.
Le fantôme de Chéreau
Scénographie épurée laissant toute la place au jeu de la comédienne, direction d’acteur précise, sans apprêt, on reconnait la pâte Chéreau, son goût de l’exigence, du détail, de la virtuosité, de l’intensité. Pour le metteur en scène parti il y a presque dix ans, tout fait sens, vibre théâtre, émotion. En reprenant leurs notes, faute d’autres traces, Thierry Thieû Niang et Dominique Blanc tissent le récit d’une (re)création, un canevas mémoriel d’une justesse incroyable. Le travail, nourri à l’aune de leur expérience respective, du temps qui a passé, inscrivant d’autres histoires dans leur parcours artistique, est fidèle autant que porteur d’un nouveau souffle. L’ombre de Patrice Chéreau plane dans les silences, les intonations, le jeu de lumières. Il est là palpable presque vivant, se confond presque avec Robert A. Il est l’homme dont on aimerait tant attendre le retour d’outre-tombe.
La présence de Dominique Blanc guidée par Thierry Thieû Niang
La Douleur ne serait pas si présente, si tangible, si ancrée au plateau sans la présence unique et irradiante de la comédienne et sans celle, discrète et bienveillante, du chorégraphe en coulisses. Vivant dans sa chair, les sentiments que traversent Duras tout au long de ces quelques jours où espoir et abattement se succèdent dans sa tête à un rythme effréné, Dominique Blanc est cette douleur sourde qui ronge âme et cœur. Elle la communique intensément au public, lui donne cette force incroyable qui telle une déferlante nous emporte avec elle, nous rappelle ce que fut la fin de la guerre, les camps, ses morts, ses déportés rentrés moribonds chez eux, leurs attentes physiques et morales.
Pièce ô combien utile, poignante et humaine, La Douleur est un devoir de mémoire nécessaire et vital. Un uppercut théâtral à prendre en pleine face !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore - L’Oeil d’Olivier - 29 septembre 2022
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