Le frère, la sœur et le condor

Condor

Photo : Jean-Louis Fernandez

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Anne Théron met en scène « Condor », nouvelle et belle pièce de Frédéric Vossier qui nous entraîne dans le ressac des dictatures sud-américaines des années 70 à travers les difficiles retrouvailles entre une sœur et un frère. Avec une actrice et un acteur qui magnifient les silences et les pénombres de la pièce : Mireille Herbstmeyer et Frédéric Leidgens.

Cela se passe au téléphone, c’est presque le début de la pièce :

« Elle – Je peux venir ?

Lui. – Où ça ?

Elle. – Chez toi.

Lui. – Tu veux venir chez moi ?

Elle. – Oui.

Lui. – Pourquoi ?

Elle. – Pourquoi. »

Un pourquoi qui sonne comme un « pour moi ».

Un frère, une sœur. Ils ne sont pas vus depuis longtemps, des dizaines d’années sans doute. Elle est sans âge, lui a 72 ans. Elle, c’est Anna, lui, Paul, ils s’appelleront, tardivement, une seule fois par leur prénom. Ils vivent dans un pays qui n’est pas celui de leur enfance, le Brésil. Mais pas seulement de leur enfance dans les vagues. Plus tard, on viendra chercher dans ces vagues des jeunes êtres pour les mettre en prison, les torturer, les assassiner.

« Pourquoi t’es là ? », demande-t-il. « T’es qui ? » rétorque-t-elle. C’est une pièce pleine de questions sans réponses. Elle, droite, tendue, même allongée par terre, souvent « perdue dans ses pensées » note plusieurs fois l’auteur de Condor, Frédéric Vossier, dans ses didascalies. Lui, virevolte, esquive, jardine, parle des jambes des femmes aux terrasses de café. « Tu ne te souviens pas de la guerre de 1975 ? » insiste-t-elle. Il ne répond pas , ne veut pas se souvenir Il dort ou peut-être est-il sorti dans le jardin ou près de l’arbre, c’est la nuit. Vossier écrit plus d’une fois le mot « pénombre ».

Le titre de la pièce, Condor, fait référence à l’opération menée dans les années 70 par les services de renseignements de Pinochet et d’ autres pays d’Amérique Latine (Brésil, Argentine, Bolivie, etc) visant à liquider toute opposition démocratique, de gauche ou révolutionnaire. Anna était engagée dans ce combat contre les dictatures, son frère Paul était de l’autre côté, parmi ceux qui avait été mandatés pour être des assassins, des tortionnaires, des violeurs.

Alors, dans la chambre du frère et son étroit logis, tout le passé aux temps mêlés de la sœur ressurgit. Le grand frère qui, enfant, tirait des oiseaux et déposait les cadavres ensanglantés sur la table de la maison familiale, les corps jetés des camions, le tortionnaire qui humilie Anna  fais la chienne, aboie ») avant de la violer, tout cela dans un bruit d’hélicoptères, de chants d’oiseaux assourdissants, de coups de feu, de bruits de vent, de cris d’homme qui tombe d’un hélicoptère...

« Ça va ? » demande le frère entrant dans la chambre où sa sœur est allongée. Il lui parle de ses exercices physiques pour rester en forme, aux aguets, d’une cabane dans les bois où il aime se réfugier. Elle a dans son sac à main un revolver, lui, quelque part, un fusil.

Viendra le moment d’un bref et physique affrontement. Elle finira par le traiter de « loque ». « Je ne suis pas un criminel » répondra-t-il. « Tu es qui ? » demande-t-elle, encore une fois. Et lui de rétorquer, encore une fois « Et toi, pourquoi tu es là ? ».

Pendant que le frère soliloque  le temps a tout rongé, ces pauvres démocraties avec leurs lois et leurs discours et nous ne servions plus à rien »), sa sœur part. Elle lui laissera un message sur son téléphone portable : elle a oublié de lui demander si leurs parents sont enterrés ensemble ou pas et dans quel pays…

Oui, pourquoi est-elle venue voir son frère après tant d‘années ? L’auteur, Frédéric Vossier, ne répond pas mais tourne autour de la question. De même, la mise en scène d’Anne Théron, étoile ce questionnement sans réponse rationnelle. Par la conjugaison du son ( Sophie Berger, Benoit Théron), de la lumière , de la vidéo (Mickael Varaniac-Quard) et de la scénographie nullement réaliste (Barbara Kraft), Anne Théron entre nuitamment dans la tête d’Anna, la suit à la trace dans ses visions, ses hallucinations, les secousses de sa mémoire de son passé qui ne passe pas. Et, avec la collaboration de Thierry Thieû Niang, nous donne à voir la danse d’esquive du frère face au corps lourd de trauma de la sœur.

Il fallait, pour endosser ces rôles, une actrice et un acteur d’exception. C’est le cas. Faut-il s’en étonner, dirigés avec tact par Anne Théron, Mireille Herbstmeyer et Frédéric Leidgens, au-delà des mots, servent, en les serrant, les nœuds les plus intimes de leurs personnages pour mieux préserver leur énigme.

Jean-Pierre Thibaudat - Mediapart - 24 septembre 2021

- Le texte de la pièce est paru aux Solitaires Intempestifs - 64 pages - 13 €

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