Michel Foucault

Les hétérétopies

Il y a donc des pays sans lieu et des histoires sans chronologie ; des cités, des planètes, des continents, des univers, dont il serait bien impossible de relever la trace sur aucune carte ni dans aucun ciel, tout simplement parce qu’ils n’appartiennent à aucun espace. Sans doute ces cités, ces continents, ces planètes sont-ils nés, comme on dit, dans la tête des hommes, ou à vrai dire, dans l’interstice de leurs mots, dans l’épaisseur de leurs récits, ou encore dans le lieu sans lieu de leurs rêves, dans le vide de leurs cœurs ; bref c’est la douceur des utopies.

Pourtant je crois qu’il y a - et ceci dans toute société - des utopies qui ont un leu précis et réel, un lieu qu’on peut situer sur une carte ; des utopies qui ont un temps déterminé, un temps qu’on peut fixer et mesurer selon le calendrier de tous les jours. Il est bien probable que chaque groupe humain, quel qu’il soit, découpe, dans l’espace qu’il occupe, où il vit réellement ; où il travaille, des lieux utopiques, et, dans le temps où il s’affaire, des moments uchroniques.

Voici ce que je veux dire.

On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier.

On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d’autres friables, pénétrables, poreuses.

Il y a les régions de passage, les rues, les trains, les métros ; il y a les régions ouvertes de la halte transitoire, les cafés, les cinémas, les plages, les hôtels, e puis il y a les régions fermées du repos et du chez-soi.

Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres ; il y en a qui sont absolument différents : des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier.
Ce sont en quelque sorte des contre-espaces.

Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement.

Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier ou mieux encore la tente d’indiens, dressée au milieu du grenier, ou encore c’est - le jeudi après-midi - le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondir sur les ressorts ; c’est la forêt, puisqu’on s’y couche ; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps ; c’est le plaisir enfin, puisque à la rentrée des parents, on va être puni.

Ces contre-espaces, à vrai dire, ce n’est pas la seule invention des enfants ; je crois, tout simplement, parce que les enfants n’inventent jamais rien ; ce sont les hommes, au contraire, qui ont inventé les enfants, qui leur ont chuchoté leurs merveilleux secrets, et ensuite ces hommes, ces adultes s’étonnent, lorsque ces enfants, à leur tour, les leur cornent aux oreilles.

La société adulte a organisé elle-même, et bien avant les enfants, ses propres contre-espaces, ses utopies situées, ces lieux réels hors de tous les lieux.
Par exemple, il y a les jardins, les cimetières, il y a les asiles, il y a les maisons closes, il y a les prisons, il y a les villages du Club-Méditerranée et bien d’autres.

Eh bien, je rêve d’une science - je dis bien une science - qui aurait pour objet ces espaces différents, ces autres lieux, ces contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons.
Cette science étudierait non pas les utopies, puisqu’il faut réserver ce nom à ce qui n’a vraiment aucun lieu, mais les hétérotopies, les espaces absolument autres ; et forcément, la science en question s’appellerait, s’appellera, elle s’appelle déjà « l’hétérotopologie ».

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