Patrick Boucheron
« Les événements de janvier nous somment, ceux de novembre nous assomment »
Le médiéviste Patrick Boucheron, nouvellement professeur au Collège de France, publie avec Corey Robin, politiste américain, un livre sur la peur. A partir d’un dialogue transatlantique commencé en 2014. Il fut au départ beaucoup question du 11 Septembre et de Patriot Act, puis l’actualité rattrapa la France en janvier 2015.
Sommes-nous entrés, avec un pouvoir socialiste qui proroge un état d’urgence d’au moins trois mois, dans un gouvernement de la peur ?
En tant qu’historien des sociétés anciennes, je ne sais ce que peut être un gouvernement de la peur en régime démocratique. Mais, inévitablement, la figure du chef en démocratie a affaire avec la peur. Le 13 Novembre au soir, après avoir admis que le projet terroriste consiste bien à « nous faire peur », le président Hollande lâche : « Il y a de quoi avoir peur, il y a l’effroi » - avant d’annoncer l’état d’urgence. Nous y sommes : dans la logique du « il y a », du déjà survenu, pris dans une décision qui, au moment où elle s’exprime, s’annonce comme déjà prise. On pense à Hobbes et à son Léviathan (1651), bien entendu, qui fait de la peur en commun le contrat noir fondant l’obéissance à l’État. Mais Hobbes n’a jamais dit que les hommes s’accordaient sans débat sur ce qui les effrayait ; c’est justement parce qu’ils ne le peuvent pas qu’il appartient au souverain de dire si, oui ou non, et comment et par qui, la société est menacée, - les citoyens devant se soumettre à cette décision. C’est cela, anthropologiquement, l’état d’urgence.
Maintenant, c’est aux contre-pouvoirs (la presse, notamment) d’organiser la vigilance sur ses effets réels. Sur les libertés publiques, c’est facile : elles s’affaiblissent à mesure que le niveau d’alerte s’élève, et l’on sait malheureusement que c’est un mouvement difficilement réversible. Sur la sécurité, c’est plus hypothétique : on ne saura jamais avec certitude ce que préviennent véritablement les lois d’exception, la notion d’attentat déjoué étant aussi délicate à manier que celle de futurs non advenus en histoire. C’est bien cela, la terrible efficacité du terrorisme, qui s’attaque au fond à la possibilité même de se rendre civiquement responsable de nos propres récits : nous subissons un attentat, au sens fort, contre l’ouverture démocratique des possibles. La situation rétrécit notre expérience politique puisqu’elle nous soumet à une décision toujours déjà prise.
Dans votre livre-dialogue avec le politiste américain Corey Robin, vous constatez que la peur est néanmoins en train de s’inscrire durablement dans nos sociétés. En quoi ?
Corey Robin a écrit, en 2004, La Peur : histoire d’une idée politique, dans l’effet de souffle de l’après-11 Septembre. Il y montre comment, aux États-Unis, les institutions de la peur (issues notamment du Patriot Act) ont survécu à la guerre contre le terrorisme. Ce sont elles, alors, qui finissent par faire peur - d’ailleurs, on voit bien aujourd’hui que l’état d’urgence ne rassure personne. Nous avons fait, l’un et l’autre, un travail d’historien, lui pour chercher la généalogie intellectuelle de cette « peur à l’américaine », de Tocqueville à Hannah Arendt, moi pour traquer, depuis Conjurer la peur, ce qu’il y avait de très archaïque dans nos hantises contemporaines, renvoyant notamment au « lien de division » de la tragédie grecque. Notre dialogue date de novembre 2014 : nous avons préparé le livre après les attentats de janvier 2015 et il est paru pendant ceux de novembre. L’histoire nous rattrapait donc, et je me rendais compte que cette peur américaine n’était pas la nôtre.
Quelles sont les différences entre la France et les États-Unis ?
Par exemple, j’ai l’impression qu’on joue à se faire peur en faignant de craindre qu’avec l’état d’urgence ne s’installe un Patriot Act à la française. Les conditions politiques sont fondamentalement différentes et le danger réside moins peut-être dans une dénaturation des institutions politiques que dans une dégradation du débat public. On peut brandir l’épouvantail de l’État policier, mais ce qui est bien plus pernicieux est le poison qui engourdit les consciences : de ce point de vue, les « commémorations » de janvier 2015 prennent un tour que je trouve inquiétant tant elles s’apparentent au déni de réalité. Voici pourquoi les critiques du type de celles que Judith Butler a adressées d’emblée de manière réflexe, à la réponse politique que le gouvernement a apportée au 13 Novembre me semblent manquer leur cible : non parce qu’elles seraient trop virulentes en comparant Hollande à Bush mais, bien au contraire, parce qu’elles ne mesurent pas combien, d’une certaine manière, la situation est plus grave encore…
Vous écrivez que la peur n’est jamais irrationnelle ni spontanée. Pourquoi ?
On a des raisons d’avoir peur. Pourquoi lit-on des histoires effrayantes aux enfants sinon parce qu’on croit que la peur exerce à la vigilance ? Bien différente de la terreur - qui est une manière de révérence à l’obéissance -, la peur peut avoir des effets structurants, psychologiquement et politiquement, en nous prévenant du danger. Mais de quel danger ? En règle générale, les assassins jouent franc-jeu : ils disent par avance avec une sincérité que l’on peut dire, au sens propre, désarmante les horreurs qu’ils s’apprêtent à commettre. En ce sens, et en ce sens seulement, la comparaison entre les propagandes des nazis et des jihadistes est légitime. Mais l’histoire terrible des années 30 en Europe nous apprend aussi que c’est parfois en tentant de prévenir un danger que l’on peut en précipiter un pire encore, tapi derrière celui qui s’annonçait bruyamment - et qui arrive, lui aussi. Lisez Grand-peur et misère du IIIe Reich : Brecht, avait vu tout cela.
Vous évoquez le courage d’avoir peur. Qu’entendez-vous par là ?
C’est une expression d’Hélène Cixous qui me semble profondément juste. Vous souvenez-vous de la déclaration de Jean-Marie Le Pen au soir du premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002 ? Il avait dit : « N’ayez pas peur », reprenant sans vergogne l’injonction christique. Puis, le lendemain, on découvrait stupéfait son affiche de second tour : en gros plan, éclatant de rire, le visage d’un vieil homme débonnaire à la renverse. C’est parce qu’ils ont un peu peur, malgré tout, que les électeurs hésitent encore (mais pour combien de temps ?) à faire le dernier pas. Mais à force de crier au loup, ou aux fascistes, on se trompe peut-être là encore de peur. On craint aujourd’hui l’élection de sa fille. Et si ce qui se préparait était pire - je veux dire plus inattendu et plus pernicieux ?
La peur, dans l’histoire, n’est-elle pas constitutive du rapport politique gouvernants / gouvernés ?
Elle l’est sans doute, au point que la formule « Ayez peur, nous ferons le reste » semble être le chiffre secret de tout gouvernement autoritaire. Mais sans doute ne doit-on pas exagérer l’efficacité des politiques culpabilisatrices qui consistent non seulement à administrer la peur, mais avec elle la honte de la ressentir. C’est la leçon de ce grand livre de Jean Delumeau qu’est La Peur en Occident (1984). Les sociétés médiévales vivaient certes sous l’emprise ecclésiale d’un gouvernement du « faire croire » passant par des politiques de l’effroi, mais elles savaient aussi feinter avec ces injonctions : ne les imaginons pas comme unanimement craintives. Dès lors que la colère l’emporte sur la peur, la révolte redevient possible : on l’a encore vu récemment, lors des printemps arabes.
Est-ce que la peur du terrorisme peut rassembler ?
Pour avoir écrit Prendre dates avec Mathieu Riboulet, après les attentats des 7, 8 et 9 Janvier, je mesure le temps parcouru - et les dégâts encourus - entre ce moment que l’on « commémore » aujourd’hui comme à contretemps et celui du 13 Novembre. C’est ainsi que l’on peut constater comment le seul mot de « terrorisme », qui devrait justement « rassembler » les événements de cette année 2015, ne saisit ni janvier ni novembre.
On pourrait en dire de même « d’attentat » qui ne convient bien ni pour janvier ni pour novembre. Dans un cas, il s’agit plutôt d’assassinats politiques (des individus sont ciblés pour ce qu’ils sont ou ce qu’ils font), dans l’autre ce sont des crimes de masse, des massacres qui visent des lieux de rassemblement. Parce qu’ils attaquent des valeurs, les assassinats de janvier nous rassemblent. Quatre millions de personnes dans la rue le 11 janvier. Je dirais que les événements nous somment. Au double sens du mot : ils nous obligent à nous définir, à nous déclarer, à débattre - ces valeurs dont les assassins disent qu’elles sont nôtres, le sont-elles vraiment, et sommes nous prêts à les défendre, et qui est ce « nous » ? Alors on se compte, on se somme, on fait masse. On se rassemble en se divisant. Le 13 Novembre, c’est bien différent : cela nous assomme. Que dire, que faire, que débattre ? Nous ne nous rassemblons pas, et sans doute pas seulement parce que l’état d’urgence l’interdit. Nous regardons, seuls, des cérémonies à la télévision. Nous lisons les journaux qui, dignement, ne se contentent pas de compter les morts, mais les nomment et les racontent - ce qui est la poétique même de Prendre dates, la dignité des vivants. Mais ensuite ? Est-on vraiment certain que l’on va continuer à vivre comme avant ? La vie sociale ne risque-t-elle pas de s’étioler lentement ?
Doit-on apprendre à vivre avec le terrorisme ?
Nous en sommes très loin. La société française est mal préparée pour s’accommoder de la peur, et le visage même de nos villes affiche ce refus un peu buté. Je suis un historien des villes, des monuments, de la mémoire - et qui plus est un habitant des quartiers qui furent touchés -, et c’est pour l’instant mon seul motif d’espoir. Dans une société qui accepte avec fatalité la possibilité de la transformation brutale d’un cadre de vie familier en topographie de la peur, les choses se passent différemment. Lorsqu’il y a une attaque armée à Jérusalem ou à Tel-Aviv, en quelques heures on efface les traces. Voyez au contraire comme elles insistent à Paris, comme les riverains qui, à juste titre, ne veulent pas vivre dans un cimetière, peinent à faire comprendre aux passants que le temps ne peut se figer dans le chagrin et la colère.
Vous avez, lors de votre leçon inaugurale au Collège de France, le mois dernier, évoqué la place de la République. Pourquoi ?
Parce qu’elle est précisément le lieu de cette mémoire obstinée et fragile - le contraire, en somme, de la monumentalité « à l’américaine » qui transforme tout drame en grand récit mythologique. Nous n’aurons pas, comme à New York, de mausolées majestueux sur les lieux du massacre mais des graffitis, des papiers collés sur le socle des statues, des dessins d’enfants - et depuis peu de pauvres plaques commémoratives (qui plus est avec des fautes d’orthographe). Notez d’ailleurs que pour qui s’intéresse, comme moi, à l’histoire des aménagements urbanistiques, la renaissance de la place de la République est fascinante à observer. Les architectes de la Renaissance italienne savaient bien justement qu’une place est un lieu décidé et un lieu trouvé. Les urbanistes d’aujourd’hui ont décidé que la nouvelle place de la République serait ouverte, liquide et incertaine. C’est l’histoire qui l’a trouvée, et qui sous nos yeux l’a fait renaître comme place : précisément parce qu’elle était disponible.
De très contestées et contestables mesures gouvernementales comme la déchéance de nationalité ne sont-elles pas des exorcismes ?
Elles sont très contestables mais, si l’on en croit les sondages, pour l’instant très peu contestées. Cette déchirure entre une gauche morale légitimement indignée et une opinion qui, apparemment, ne voit rien à redire est peut-être l’effet le plus désastreux de cette décision pour moi incompréhensible. Car, encore une fois, ce qu’il y a à craindre, bien davantage qu’un retour du refoulé fasciste - en évoquant le précédent vichyste de la déchéance de nationalité -, c’est l’irruption d’une situation incontrôlable parce qu’inédite, si l’on continue à dégrader à ce point la parole publique. Exorciser, dites-vous, mais quoi ? Sans doute le spectre de la guerre civile, puisque l’on est prêt à des extravagances juridiques inefficaces et dangereuses jusqu’à l’absurde pour organiser politiquement le déni de cette évidence : les assassins de janvier et de novembre 2015 sont français. L’exorcisme est une pratique dangereuse : refuser de voir en face la possibilité de la guerre civile, c’est risquer de travailler à des divisions plus mortifères encore.
Par Marc Semo et Catherine Calvet - Libération - 7 janvier 2016
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