Robert Maggiori

A l’heure du post-journalisme politique

Au-delà de l’activité médiatique qu’engendre la période électorale, le journalisme politique devrait moins commenter mais plus analyser les discours de ceux qui prétendent au pouvoir.

Sauf si l’on se rend exprès aveugle, il n’est pas possible de ne pas constater aujourd’hui qu’en politique les qualités requises pour être élu ne sont pas identiques à celles qu’exige l’art de gouverner - et sont même antinomiques. C’est ce qui explique qu’accèdent à la députation ou au gouvernement des États des personnages - Donald Trump et Silvio Berlusconi en sont les parangons - dont on ne peut pas dire d’emblée qu’ils ont le sens de l’État, mais dont il est sûr qu’ils possèdent le don des affaires, souvent immobilières, et la maîtrise des outils de médiatisation. Mais ce qui explique aussi que la question de l’« élection » soit devenue le nec plus ultra de la politique, ou l’unique leitmotiv, notamment lorsque dans une république l’élection d’un président se fait au suffrage universel.

En France, quelques semaines après l’élection de François Hollande, on a déjà commencé à parler de l’élection présidentielle suivante, dans un crescendo qui, depuis la moitié du quinquennat, a touché la frénésie, et, avec la primaire, la pré-primaire, d’abord de la droite, à présent de la gauche, les supputations sur les candidats probables, improbables, éventuels, possibles, souhaitables, présentables, imprésentables, a atteint l’hystérie et la saturation. Dès que les Français auront élu le prochain président, le cirque recommencera, et on spéculera sur les « chances » qu’aura X ou Y d’être élu en 2022. Le mot « cirque » peut paraître excessif, mais, en réalité, il s’agit bien de cela : les qualités pour être élu(e) n’ont rien à voir avec des talents, des qualités morales ou techniquement politiques. Elles doivent avoir pour caractéristique celle de « faire spectacle », d’« occuper » la scène médiatique et de la remplir de « bons mots », de buzz, de petites phrases, d’éléments de langage, de fast thinking ou de cui-cui instantanés relayés jusqu’à plus soif par les réseaux sociaux. L’important dès lors n’est pas la vérité de ce qu’on dit, mais l’impact, lequel tient à la violence, à la bizarrerie, à l’incongruité, à la surprise, à l’énormité de la parole. Nul ne connaissait l’existence de Jean-Frédéric Poisson : il a suffi qu’il dise une bêtise sur les « lobbys sionistes » et se rétracte aussitôt après, pour avoir une place réservée dans ledit cirque, être pris en considération par les médias - alors qu’il ne représentait strictement rien (il a obtenu 0,3 % des voix à la primaire de la droite !).

La sensibilité de l’affect

Les critères qui, dans ce cadre spectaculaire où le candidat qui vise l’élection se trouve comme devant un public - et non le « peuple », aussi indéterminée que soit devenue la notion - ne relèvent pas de la rationalité, mais seulement de la sensibilité, du « ventre », de l’affect, c’est-à-dire de la façon dont les gens sont « affectés », « impactés » positivement ou négativement par les dires et les comportements de celui ou celle qui demande leur suffrage. C’est pourquoi ils ne sont pas élaborés par les « conseillers du prince », qui dans le sens classique enseignaient au prince l’art de gouverner les hommes, mais par des conseillers en communication et des agences de marketing politique, lesquelles lui enseignent à bien « paraître ». Dès lors, les observateurs, journalistes, techniciens du sondage, experts et autres intellectuels, qui manient des outils issus d’une culture où dominaient l’analyse, l’argumentation, l’explication et la synthèse rationnelles, ne peuvent plus capter « ce qui se passe », mais commentent juste le spectacle qui est offert, un peu comme des critiques gastronomiques qui se contenteraient de dire que les mets sont bons ou mauvais et attribueraient des étoiles sans même avoir visité les cuisines, sans savoir si c’est le chef en question qui les a cuisinés et en ignorant tout de la provenance des produits.

Il est d’ailleurs frappant de constater que ces commentateurs qui, à longueur de pages ou durant des heures d’émission, péroraient sur l’impossibilité du Brexit, les victoires de Clinton, de Juppé ou de Renzi, continuent avec le même aplomb à montrer que le Brexit devait arriver et que les défaites étaient prévisibles. Sans même envisager une once d’autocritique. Et, surtout, sans reconnaître qu’à force de fixer la scène médiatico-politique et les jeux des acteurs de cette scène, ils sont devenus aussi ignorants que ces derniers sur ce que veut le peuple, sur la manière dont il souhaite être gouverné, sur ses aspirations, ses besoins, ses difficultés. Il faudrait qu’une équipe de documentalistes sagaces s’amuse à compter les heures d’émission ou les pages des journaux consacrées aux dits acteurs (auxquels les électeurs, même de leur propre bord, donnent ensuite 1 % ou 0,3 % !), et les comparer aux heures et aux pages consacrées à des enquêtes sur « ce qui se passe » réellement dans les écoles, les lieux de travail, les hôpitaux, les transports en banlieue. On comprendrait pourquoi les résultats des élections, ici et là, ne sont pas ceux qui étaient « attendus » (sur la base de « sondages », et non d’analyses psychosociologiques approfondies), et pourquoi, aussi, les journaux n’ont plus de lecteurs, lesquels n’y trouvent que la description du spectacle de la politique qu’en tant que citoyens ils ne veulent plus regarder, et, beaucoup plus rarement, la description raisonnée de ce à quoi l’art d’être gouverné aspire et de ce que l’art de gouverner peut produire qui aille dans le sens de ces aspirations.

Nul ne songerait à estimer capable d’exercer l’art de construire, l’art de soigner, l’art d’éduquer en se demandant si l’architecte, le médecin ou le professeur a une coiffure orange, des sourcils en broussaille, s’il est plus « proche » de Marion Maréchal-Le Pen ou de Philippot, de Copé (!), de Le Maire, de Hamon, de François de Rugy (?) ou si Sylvia Pinel sera nommée au ministère de l’Agriculture. On cherchera plutôt à savoir d’où ils tiennent leurs savoirs, et on vérifiera leurs compétences. Pourquoi le journalisme politique ne s’assure-t-il presque jamais des compétences de ceux qui exercent l’art de gouverner, mais participe seulement à amplifier le buzz médiatique quand l’un d’eux pète les plombs et se met à parler comme Mussolini, ou un autre, le pauvre, pense pouvoir acheter un pain au chocolat avec 10 centimes ?

Si à les entendre ils semblent tout savoir sur tout, du système de santé à l’évasion fiscale, de l’usage des pesticides aux procédures de formation des professeurs, du système bancaire mondial à l’état de l’industrie polonaise, de la loi électorale italienne au programme antimigrants de l’AFD allemand, du financement des petites entreprises au taux de chômage en région Paca, aux types d’armement ou aux stratégies antiterroristes de l’Intelligence Service - s’ils semblent tout savoir, donc, pourquoi ne leur demande-t-on pas leurs sources, les moyens qu’ils utilisent pour les confronter, les dossiers qu’ils ont épluchés, les livres qu’ils ont lus, les rapports qu’ils ont étudiés, les théories qu’ils suivent en économie, en philosophie politique, en sociologie, etc. ? Ne font-ils que répéter ce que leur synthétisent leurs conseillers sur des fiches ? Et ces conseillers, quelles archives, quelles banques de données explorent-ils ?

L’étude du monde réel

Le journalisme politique retrouverait sa vigueur et sa légitimité s’il s’escrimait à vérifier que la parole des politiques diffuse du savoir vérifiable et non seulement de l’« opinion » ou, par des stratégies de communication, de la propagande électorale. Or, cette vérification ne peut se faire que conjointement à l’exploration et l’étude du monde réel dans lequel vivent ceux qui vont être gouvernés, le monde social - la manière dont un Pierre Bourdieu a pu le faire dans la Misère du monde, pour ne citer qu’un exemple. Si on le connaissait mieux, on serait moins surpris que les « gens » - c’est-à-dire les hommes et les femmes qui travaillent, cherchent un travail, sont malades, étudient, attendent une place à la crèche, ont des enfants scolarisés et ne comprennent plus ce qu’ils font ou ne font pas à l’école, font la queue aux caisses, n’ont d’autre vie sociale que celle virtuelle qu’ils trouvent dans les réseaux sociaux, prennent des trains ou métros matin et soir, demandent des crédits à leur banque, n’arrivent pas à joindre les deux bouts, etc. - ne votent pas comme la classe politique et ceux qui en décrivent les faits et gestes « attendent » qu’ils votent. Tâche difficile assurément. Qui exige l’abandon des vieilles catégories de pensée qui fonctionnaient lorsque, par les partis, les syndicats, la répartition de la population en « classes » bien distinctes, fonctionnait le système de représentation. Qui exige surtout l’invention d’un nouveau langage capable de traduire ce qui se produit de nouveau et d’inédit dans le monde social, les changements d’activité, de formes de travail, de mentalité, de comportement, d’intérêts, d’occupation du temps libre… Cela éviterait que le journalisme politique soit de plus en plus associé à la sphère de la politique politicienne et « spectaculaire », sinon confondu avec elle dans le même rejet.

Libération - 8 janvier 2017

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