Thibaud Croisy

La catastrophe comme produit culturel

« Pins », XVIe siècle

Hasegawa Tōhaku

La culture n’aura pas mis plus de quarante-huit heures à se dévoyer dans l’animation. Animation dont on finit d’ailleurs par se demander si elle n’est pas le vrai visage de la culture, au vu de la rapidité avec laquelle ses petits soldats se transforment en gentils organisateurs.

« #Culturecheznous », a dit Franck Riester dans un hashtag qui tient lieu de politique culturelle [1]. Et en toute logique, c’est un théâtre national, La Colline, qui est monté au front pour appliquer ce programme protectionniste et dégainer l’artillerie lourde. Bam ! En deux temps trois mouvements, les spectateurs, devenus désormais de simples followers, ont été gratifiés d’un « journal de confinement » tenu par le maître des lieux, Wajdi Mouawad. Du lundi au vendredi, à 11 h, sur le modèle d’un programme télé, chacun pourra écouter un épisode sur Soundcloud, dans lequel le directeur-auteur-metteur-en-scène partagera ses « errances poétiques ». « Une parole d’humain confiné à humain confiné », nous dit le site internet du théâtre, pour « fendre la brutalité de notre horizon ».

Extrait : « Les lavant deux fois par heure et trente secondes à chaque fois, je n’ai jamais eu les mains aussi propres qu’en ces jours de solitude. Et pourtant, malgré la propreté de mes mains, je dois bien être responsable de quelque chose. Lady Macbeth sans le savoir. Mais alors, quelle est cette tâche qui ne s’en va pas et que je n’ai de cesse de frotter ? Quel crime ai-je commis ? Quel roi ai-je égorgé ? [2] Ainsi commence ce podcast qui fait se croiser les menus détails de notre « nouveau » quotidien (se laver les mains) et la splendeur du récit épique…

Mais il y a mieux. Dès le lundi 23 mars, ce sont les artistes et « amis » de La Colline, dont une pléiade de stars du théâtre public (Nancy Huston, André Marcon, Dominique Blanc), qui proposeront aux Français de leur téléphoner quelques minutes pour leur lire du théâtre ou de la poésie, à l’instar de ces vers que la RATP dissémine dans le métro pour agrémenter les trajets des voyageurs. De la « poésie d’élevage », disait Annie Le Brun [3]. Mais peu importe. « Si cette idée vous séduit, contactez dès maintenant la billetterie de La Colline pour convenir ensemble du moment propice à cet instant au creux de l’oreille ».

À ces nouveaux rendez-vous s’ajoutent aussi un Facebook live avec Wajdi Mouawad (lundi 2 avril) et toute une batterie d’animations sur les réseaux sociaux, dont les concepts tiennent, là encore, en un seul hashtag. Exemple : #Avecducitron, un rendez-vous quotidien en première partie de soirée, où l’équipe de La Colline partagera ses meilleures recettes de cuisine afin que le public puisse « fêter gaiement le “vivre chez soi” ». Une fois de plus, on en revient à ce désir obsessionnel de tout vouloir fêter, bien analysé en son temps par Philippe Muray [4], et dont on finit parfois par se demander à quelle extrémité il nous conduira. Bientôt : « apprivoisez votre Covid-19 en visionnant des extraits des meilleures pièces de la saison » ?

Ce qui vaut la peine d’être relevé, c’est surtout l’incapacité du théâtre à faire le vide.

Ce qui est intéressant dans un moment comme celui-là, ce n’est pas seulement la transformation du théâtre public en une vaste chaîne YouTube ou un compte Twitter géant — même s’il faut admettre qu’il parvient à en reprendre les codes à une vitesse grand V et qu’il ne semble pas avoir trop de difficultés à passer, en vingt-quatre heures, de la célébration du spectacle vivant à la promotion de contenus dématérialisés. Ce qui vaut la peine d’être relevé, c’est surtout l’incapacité du théâtre à faire le vide. Marquer une pause. Un temps. Rien qu’un entracte, au fond. Dire simplement : « Soit. Disparaissons un instant si vous le voulez bien, et revenons un peu plus tard quand tout sera fini ». Je suis sûr que les gens le comprendraient, en plus. Ne lui en voudraient pas. Mais non. Le théâtre ne s’arrête pas. Le théâtre ne s’arrête jamais. Trop heureux d’être un service public « comme les autres », au même titre que l’électricité ou le gaz. Mais c’est ça, au fond, la contrepartie de cette revendication qui consiste à vouloir être un service public comme un autre : cela demande de livrer la marchandise coûte que coûte, quoi qu’il arrive, virus ou non. Que le flux ne s’arrête jamais. Même quand tout le monde sera mort. Même quand il n’y aura plus personne. Que tout soit à peu près comme avant. Car il n’y a pas de temps dans le monde marchand. Pas de spécificité. Pas de limite. Pas d’impossibilité non plus. « Show must go on », selon la bonne vieille formule capitaliste, éternelle [5].

Au moment où tout un pays s’arrête, voilà donc que certains se mettent à travailler de plus belle pour capter un public qui n’aura jamais été aussi nombreux et aussi disponible. « Pendant le confinement, Jean-Louis Aubert, Christine and the Queens ou -M- offrent des concerts depuis leur salon », rapporte Le Monde, qui montre en creux que la catastrophe n’est pas si catastrophique pour tout le monde. Elle contrarie momentanément les échanges commerciaux certes, mais pas le marché en tant que tel, ni son esprit, sa structure, sa capacité à rebondir et à faire feu de tout bois. Elle permet même d’offrir une nouvelle trame pour les semaines à venir, d’entretenir le lien commercial grâce à de multiples plateformes et de créer un nouveau business de confinement. Car la magie de ce monde est que les opérateurs culturels ont toujours quelque chose à nous vendre, y compris dans les situations les plus extrêmes.

Dans cet intermède où l’urgence culturelle est de gaver le public de contenus numériques pour mieux le conserver, voire même pour l’élargir, il n’est pas étonnant qu’on se prenne à rêver du contraire. Oublier les concerts online, podcasts, journaux et autres gadgets. Se contenter plutôt de tourner la tête, d’ouvrir les fenêtres et de contempler les vestiges du monde, à l’instar des personnages d’Edward Hopper. Se tenir là, vacant, sans rien faire, au bord de son propre gouffre, de l’ennui, du vide, et mettre en pratique les paroles de cette chanson de Gérard Manset, si précieuse en ces temps de confinement : « Attends que le temps te vide... ».

Thibaud Croisy - Le Monde Diplomatique - 24 mars 2020


[1(Opération lancée le 18 mars 2020 par le ministère de la culture et de la communication : « Chacun est invité à rester chez soi pour éviter la propagation du Covid-19 jusqu’au 31 mars minimum. C’est l’occasion de découvrir l’exceptionnelle offre culturelle numérique proposée par le ministère de la culture et ses nombreux opérateurs. »)

[2Wajdi Mouawad, Journal de confinement, Jour 0, 17 mars 2020 »

[3Annie Le Brun, Du trop de réalité, Stock, Paris, 2000, p. 115.

[4« La festivisation globalisée paraît être le travail même de notre époque (…). Dans le monde hyperfestif, la fête n’est plus en opposition, ou en contradiction avec la vie quotidienne ; elle devient le quotidien même. » (Philippe Muray, Après l’histoire, Gallimard, Paris, 2000, p. 15). Lire aussi Evelyne Pieiller, « Mauvais esprit, es-tu là ? », Le Monde diplomatique, août 2011.

[5C’est ce que disait François Regnault dans une lettre adressée à une commission étudiante de Paris-III en 1995 : « revendiquer que les arts soient considérés comme aussi utiles à la société que le gaz et l’électricité part certainement de la meilleure intention du monde (…) mais il faut dire une bonne fois que cela consiste à les aligner à tout jamais sur la marchandise (…). Je mets en question l’idéologie du service public qui consiste à faire croire aux sujets, citoyens et contribuables, qu’un théâtre est indispensable comme l’école et la poste » (cité par Olivier Neveux dans Contre le théâtre politique, La Fabrique éditions, 2019, p. 80 ; lire « Misères du théâtre politique », Le Monde diplomatique, mai 2019).

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