Tu quoque mi fili

Prégardien père et fils

Photo : DR

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Philharmonie de Paris, Salle des Concerts-Cité de la musique, retransmis par Arte le 26 janvier 2021, compte rendu de répétition.

Capté par Arte, le concert “Père et Fils” renverse avec succès toutes les barrières pour réunir en une heure de musique orchestre et piano, chant et danse. Un rendez-vous à ne pas manquer, voulu par Lars Vogt à la tête de l’Orchestre de Chambre de Paris, avec Christoph et Julian Prégardien « dans leurs propres rôles », ainsi que le danseur et chorégraphe Thierry Thieû Niang.

L’expérience montre qu’à l’opéra, il faut souvent se méfier des couples constitués : combien d’artistes en vue ont voulu imposer sur scène leur conjoint à la ville, avec des résultats plus ou moins malheureux ? Le risque est parfois moindre quand l’affinité élective est moins directe, et les tandems gendre/beau-père ont pu fonctionner mieux que les duos époux/épouse. Le talent n’étant pas toujours héréditaire, le pire reste à craindre lorsque c’est la filiation directe qui justifie le rapprochement de deux voix : telle soprano de seconde zone aurait-elle jamais connu les feux des projecteurs si elle n’y avait été entraînée par son illustre mère ? L’art lyrique a ses lois implacables et, même à talent égal, il n’est pas toujours possible que la voix du rejeton atteigne sa maturité avant que celle du géniteur soit trop mûre.

Miracle : un duo père-fils présente aujourd’hui cet équilibre idéal, qui rend possible le concert capté à la Philharmonie de Paris est diffusé le 26 janvier à 20h sur Arte. Dans l’un des morceaux figurant au programme, on entend avant le « Lied vom Wolkenmädchen », tiré de l’opéra de Schubert Alfonso und Estrella, un court dialogue où Alfonso demande au roi Froilla, son père, de lui chanter cette chanson. Le souverain répond que son fils la chanterait tout aussi bien lui-même. A quoi Alfonso répond qu’il la connaît en effet, « Doch fehlt mir noch die Kraft und deine seelenvolle Weise ». Il est touchant d’entendre Julian Prégardien adresser à Christoph Prégardien ce compliment, mais c’est pousser un peu loin le respect filial, car en l’occurrence, le fils semble bien mettre dans son chant autant de force et d’âme que le père, on y reviendra.

En l’occurrence, le projet n’émane pas des deux chanteurs, mais de l’orchestre par-dessus lequel leur voix s’élance. Car non content d’être à deux voix, le récital en question ne se contente pas de l’habituel accompagnement d’un piano, mais sollicite aussi toute une formation instrumentale. Et comme si cette double originalité n’était pas encore suffisante, la danse s’y adjoint aussi à la musique. Il faut reconnaître là le vœu de l’Orchestre de Chambre de Paris, qui propose à chaque saison un projet pluridisciplinaire qui vise à offrir au public une expérience différente de la musique classique. Au cours de la saison 2019–20, on aurait ainsi dû voir le spectacle Baby Doll conçu par Marie-Eve Signeyrole, qui associait le Septième Symphonie de Beethoven à une évocation dansée du voyage des migrantes vers l’Europe (une représentation était prévue à Paris le 18 mars dernier, soit deux jours après le début du premier confinement).

Cette saison, le concert destiné à se ranger dans cette catégorie est une réflexion sur le lien entre les générations, élaborée par l’équipe de l’OCC : le pianiste et chef d’orchestre Lars Vogt, directeur musical de cette formation depuis le 1er juillet, et Chrysoline Dupont, directrice de programmation, ont fait appel au chorégraphe Thierry Thieû Niang, dont ils connaissaient le travail sur la notion de transmission. Ce dernier ayant déjà été associé à Julian Prégardien pour un autre spectacle, il est apparu comme tout naturel de réunir le père avec le fils, d’autant qu’un lien étroit les unissait déjà à Lars Vogt. Une fois rassemblés les principaux acteurs du projet, il ne restait plus qu’à choisir les œuvres permettant aux uns et aux autres de s’épanouir, avec l’aide complémentaire d’une musicologue extérieure, et d’élaborer une dramaturgie permettant de cheminer d’une pièce à l’autre de façon cohérente.

Le résultat est un concert original et superbe, qui va bien au-delà du cadre du liederabend traditionnel. Sur le plan musical, la cohérence est assurée puisque le programme se concentre sur deux compositeurs seulement, morts à une année l’un de l’autre, mais qu’une génération séparait : Beethoven et Schubert. Cohérence mais diversité, puisque l’on entend aussi bien des lieder que des extraits d’opéra ou d’oratorio, ainsi que deux ouvertures. Alternance de piano et d’orchestre, puisque l’on est allé chercher du côté des arrangements que les lieder de Schubert ont inspirés pendant un siècle après sa mort (Brahms, Reger, Webern), et en passant même commande à une compositrice d’aujourd’hui, la Franco-Espagnole Clara Olivares (née en 1993). Les Prégardien chantent tour à tour, dialoguent parfois, et il arrive même que les deux voix se superposent. Quant à la danse, elle n’intervient d’abord que sur les pièces purement orchestrales, et l’on avoue avoir été un peu perplexe pendant l’ouverture du ballet Les Créatures de Prométhée, face aux mouvements des deux danseurs, placés de part et d’autre de la scène, à la hauteur du balcon de la grande salle de la Cité de la Musique. Au fil de la soirée, l’adéquation entre le dansé et le chanté se fera peu à peu plus claire, emportant totalement l’adhésion dans les derniers morceaux.

Prométhée, créateur de l’humanité, est la figure qui sert de point de départ, en rapprochant de l’ouverture beethovenienne le lied « Prometheus » de Schubert. On s’en doute, « Le Roi des Aulnes » est un passage obligé ; maintes fois orchestré, l’interprétation qu’en donne les Prégardien père et fils est d’autant plus saisissante que le fils n’est pas ici un enfant mais un adulte. Pour la voix ensorcelante du Roi, Christoph et Julian unissent leurs voix, par un procédé qui rappelle celui auquel Britten eut recours dans son Canticle intitulé Abraham and Isaac, où la voix de Dieu est évoquée par la superposition des timbres des deux chanteurs, ténor et contralto ou contre-ténor. Et Prégardien père de conclure sur un bouleversant « tot » bien plus parlé que chanté. L’affrontement père-fils se traduit à travers un extrait du Christ au mont des oliviers où Jésus apostrophe son père, interprété avec beaucoup de conviction par Julian Prégardien. Vient aussitôt après un ravissant moment d’apaisement, avec un passage de toute beauté tiré d’Alfonso und Estrella, évoqué plus haut (très belle prestation de l’OCC, qui met ici particulièrement en valeur l’écriture orchestrale de Schubert) où Christoph Prégardien chante un air théoriquement destiné à un baryton.

Pendant le « Totengräbers Heimweh », avec un Lars Vogt au jeu d’abord très percussif, aux interrogations existentielles proférées avec une émotion troublante par le « père chanteur » répondent les gestes amples et évocateurs du « père danseur » qu’incarne Thierry Thieû Niang. Lorsque le « fils chanteur » offre un « Doppelgänger » halluciné, le « fils danseur » prend le relai, Jonas Dô Hùu dont les mouvements renvoyant explicitement aux danses urbaines acquièrent une expressivité fort bienvenue. Saisissante, la chorégraphie voit le père et le fils se porter successivement l’un l’autre, et l’on ne sait plus qui est Enée, qui est Anchise malgré la visible différence d’âge (dans un premier temps, le spectacle aurait dû également accueillir sur scène quelques – véritables – couples père-fils, danseurs amateurs ayant travaillé toute l’année avec le chorégraphe, mais la pandémie en a décidé autrement) ; en parallèle, les Prégardien se rejoignent pour « Nacht und Träume », très subtilement arrangé pour orchestre et pour deux voix par Clara Olivares. L’orchestre se tait ensuite, et le concert se termine avec les deux pères et les deux fils réunis autour du piano pour un « Im Abendrot » des plus recueillis.
Une heure de musique et de danse à savourer sur Internet, en attendant sa reprogrammation en salle dans une saison aussi prochaine que possible.

Laurent Bury - Wanderer - 27 janvier 2021

Voir en ligne : Retrouvez la captation sur Arte.tv

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