Alain Damasio

Coronavigation en air trouble (2/3) : petite politique de la peur

« Pourquoi, depuis une vingtaine d’années, d’abord par l’artefact terroriste, puis maintenant par cette pandémie, le sécuritaire s’enfonce-t-il si facilement dans le beurre de nos libertés ? De libertés aussi fondamentales que pouvoir sortir, bouger sans être géolocalisé, se réunir, manifester, tenir un rond-point, exprimer sa colère ? » Seconde partie des « coronavigations » : pourquoi cette orgie sécuritaire ?

- II. PETITE POLITIQUE DE LA PEUR

Pourquoi cette orgie sécuritaire ?

Une des questions que je me pose le plus depuis le confinement, c’est ça : pourquoi, depuis une vingtaine d’années, d’abord par l’artefact terroriste (dont le nombre de morts induit est juste dérisoire, en moyenne une dizaine de meurtres par an), puis maintenant par cette pandémie, le sécuritaire s’enfonce-t-il si facilement dans le beurre de nos libertés ? De libertés aussi fondamentales que pouvoir sortir, bouger sans être géolocalisé, se réunir, manifester, tenir un rond-point, exprimer sa colère ?

Pourquoi aussi peu de résistances, d’insoumissions spontanées et durables, d’envie de défendre ces libertés qu’on détruit un peu plus à chaque d’état « d’urgence » ? Alors que précisément ces moments devraient être ceux du plus rigoureux sang-froid démocratique ?

Pourquoi on lâche, pourquoi on est si lâche ? Qu’est-ce que ça dit de notre rapport au confort, de notre statut d’animal de zoo nourri et encagé ? De nos économies de désir actuelles, de nos investissements inconscients ? De cette faculté tragique à sacrifier tout ce qui fait qu’une vie vaut vraiment d’être vécue ? Pourquoi un tel empire de la peur sur nos choix ? Un tel besoin viscéral de sécurité triste ?

J’essaie depuis 30 ans dans mes romans de répondre à ces questions. Parce qu’elles touchent pour moi au cœur de ce que j’aimerais, à l’inverse, porter : une capacité à être digne de cette grâce, de ce don sublime d’être vivant. D’être un être vivant. Avec sa liberté intacte, qu’accroissent et déploient nos liens soutenus avec les autres.

Je vais tenter quelques pistes. Pas de vérités. Juste des cordes à empoigner, peut-être.

L’altérité, source dévoyée de la peur ?

Tout part selon moi d’un rapport à la peur.

La peur est cette émotion précieuse pour toute espèce parce qu’elle préside, à l’origine, à notre survie concrète. Elle nous sauve en nous alertant d’un danger imminent et mortel. Sauf que notre modernité, à mes yeux, l’a complètement dévoyée. En éliminant nos prédateurs et nos principales causes de mort possible, en terraformant nos espaces et en les hygiénisant, nous avons tout à la fois augmenté notre espérance de vie et abaissé notre niveau de tolérance au danger, à tout danger, même minime. Notre aptitude au courage a suivi : moins vive, moins coriace. Aujourd’hui, dans les pays développés, nos technococons sont si bien matelassés, nos conforteresses si bien protégées, notre hygiène si complète, que la moindre attaque nous paralyse puis suscite une réaction immunitaire disproportionnée. (Et si nous aidons si peu ceux qui n’ont pas nos niveaux de confort, les exclus de nos systèmes, c’est, j’en suis convaincu, précisément parce qu’ils rappellent en nous cette sensation de menace qu’on a voulu conjurer).

Nos biotopes physiques et numériques sont si anthropisés (nos villes) et si homogènes (notre monde digital) que tout ce qui y échappe nous inquiète. L’altérité, quelle que soit sa forme, nous apparaît comme un péril. À commencer par la « nature », qu’on éloigne et domestique. Puis par les pas-comme-nous : les étrangers ; puis les pas-comme-moi, les différents, etc.

Dans ce spectre de tout ce qui n’est pas nous, tout au bout, il y a la mort. L’altérité radicale. Complètement invisibilisée dans nos existences occidentales ! Ce virus, écrit à ce titre Norbert Merjagnan, c’est « l’irruption de la mort dans une économie de l’attention qui s’emploie continuellement à nous en détourner. Une irruption dans une société qui ne valorise que la jeunesse dans ses pubs, dissimulant la vieillesse dégradée, qu’on place à l’écart, dans des mouroirs et pompes à fric acronymisés EPAHD, comme on bannissait autrefois les lépreux. Irruption de la vieille faucheuse sur le devant de la scène, avec, dans l’ombre de sa cape sale, le rapport effrayé à soi et aux autres qu’elle instille. »

Alors quand surgit le covid-19, qui va sans doute augmenter de… 5% notre mortalité en 2020 (30 000 morts de plus sur les 600 000 annuels ?), c’est la panique absolue. Trop de morts ! Trop d’altérité d’un coup, houlà ! Trop d’incertitudes ! Trop de « au cas où » partout ! Au secours ! Et la seule réponse entendable devient : « Restez chez vous, on va gérer pour vous ! ».

J’ai peut-être tort, pourtant cette historique hystérie, je ne peux m’empêcher de la trouver exagérée. Et désastreuse, pas pour nos survies, mais pour nos vies. Ce qui est plus crucial encore. Pour la beauté et l‘ampleur de nos vies.

« On a beau dire "quel malheur la mort", il aurait fallu vivre pour avoir quelque chose à perdre », dit Deleuze. « Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, ou non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de notre tristesse pour faire de nous des esclaves (…) nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes ».

En cédant à la peur, on cède du même coup aux stratégies triviales des pouvoirs. On les permet et on les facilite. On leur offre un boulevard. Comme m’écrivait mon ami Léo Henry, qu’est-ce qu’on doit penser d’un monde où les seules personnes qui ont le droit de circuler en toute liberté sont des flics ?

« Cette sollicitude omniprésente, c’est l’aspect sous lequel l’État se présente »

Si l’État a réagi si puissamment pour le coronavirus, ce n’est pas simplement parce que la pandémie tue, et vite. D’autres causes tuent tous les jours et aussi efficacement mais pour lesquelles, pourtant, ce même État ne va pas, ou trop peu, réagir.

Foucault le pointait avec force dès 1977 — et il faut le citer longuement tellement sa perspicacité éclaire, 40 ans plus tard, l’action de l’État face à la pandémie que nous traversons :

« L’État qui garantit la sécurité est un État qui est obligé d’intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier, exceptionnel. Du coup, la loi n’est plus adaptée ; du coup, il faut bien ces espèces d’intervention, dont le caractère exceptionnel, extra-légal, ne devra pas paraître du tout comme signe de l’arbitraire ni d’un excès de pouvoir, mais au contraire d’une sollicitude […] Ce(tte) sollicitude omniprésente, c’est l’aspect sous lequel l’État se présente. […] Ce qui choque absolument dans le terrorisme [donc ici dans la pandémie], ce qui suscite la colère réelle et non pas feinte du gouvernement, c’est que précisément le terrorisme l’attaque sur le plan où justement il affirmait la possibilité de garantir aux gens que rien ne leur arrivera. […] D’où l’angoisse provoquée par le terrorisme [la pandémie]. Angoisse chez les gouvernants. Angoisse aussi chez les gens qui accordent leur adhésion à l’État, acceptent tout, les impôts, la hiérarchie, l’obéissance parce que l’État protège et garantit contre l’insécurité. »

Tout est dit. La sollicitude est cette réponse à la fissure du pacte de sécurité qui fonde notre attachement à l’État. Lorsqu’elle s’exprime, comme pour cette pandémie, on lui pardonne beaucoup parce qu’elle nous cajole et nous réconforte, si bien qu’on en accepte quasiment tous les abus.

Des vertus aérodynamiques de la peur

J’ai toujours eu cette intuition que la mutation des régimes féodaux (moyen-âge) aux régimes disciplinaires (18-19e) puis aux régimes de contrôle (fin 20e) puis, enfin, aux sociétés de traces (21e) dans lesquelles nous entrons, relevaient de l’optimisation continue d’une aérodynamique du pouvoir. À chaque étape, le pouvoir suscite des résistances qui deviennent à terme intenables ou qui rendent tellement inefficaces son exercice qu’il faut trouver une façon plus subtile, plus performante d’entrer dans les esprits et les corps, en minimisant les frottements, afin de réussir à mieux « conduire les conduites » pour reprendre l’expression de Foucault.

Collectivement, on connaît bien les effets de la peur : rien de plus contagieux que la peur. Rien de plus efficace pour souder un peuple, rien de plus performant en psychologie des foules qu’un ennemi commun. Surtout invisible.

Quand on parvient à l’introjecter, cette peur, comme pour ce confinement, lorsque crépite en nous toute une électricité de stress et d’anxiété qui vient électrocuter spasmodiquement nos existences rassises… Lorsque, par une sorte de prise de judo, on se retrouve brutalement reterritorialisés sur nos intérieurs et qu’on croit s’en échapper en se déterritorialisant par compensation à travers les réseaux, la viralité subie devient autant psychique et numérique que simplement physique. Davantage même. Elle est d’autant plus fluide psychiquement qu’elle est bloquée physiquement par le confinement. Nous incubons moins le Covid-19 que nous incubons l’autocensure et le stress-control. Notre PIB s’effondre parce que le vrai produit intérieur brut que nous fabriquons, c’est la peur.

Sous sa forme diffuse, qui est l’angoisse, elle se révèle donc le meilleur designer de l’aérodynamique du pouvoir. Elle fait le travail du contrôle toute seule. Surtout si, comme Barbara Stiegler le montre, on huile les ailes avec un peu de culpabilité : « En surinvestissant le registre moral, il s’agit de produire une complète dépolitisation des questions, qui passe par l’héroïsation des soignants, l’activation de la fibre morale de tous les citoyens et la stigmatisation des mauvais Français ».

Derrière, pour un gouvernement, il n’y a plus qu’à moissonner les couveuses, comme dans Matrix. Sortir les flics, les bidasses, les drones, les hélicos à caméra infrarouge, les amendes torrentielles et infantilisantes, qui sont les marqueurs sécuritaires que ces angoissés qu’on a fabriqués (nous) attendent et espèrent. Puis pour le reste, dire qu’on « réfléchit » à d’autre solutions, ce qui, traduit, donne : « on attend que la demande sociale de contrôle devienne suffisamment forte pour justifier les applis auto-consenties, le tracking massif des populations, le port généralisé des masques et l’interdiction de réunion, donc de toute manif possible, pour maximiser notre emprise et passer ça à terme dans le droit commun, sous l’alibi d’une pandémie qui peut toujours revenir ». Aucun complot, encore une fois. Juste une récup’ bien ajustée de notre faculté à endogénéiser la peur. Et pour eux, à médiatiser sans cesse la menace et sa gestion dans le bon dosage entre foutre la trouille et rassurer. C’est d’ailleurs le storytelling de base du 20H, depuis l’invention de l’ORTF.

En passant, on détruit le code du travail (60 h par semaine, refus du droit de retrait, obligation de s’exposer…), on fait sauter tous les garde-fous sociaux, on appelle à la remobilisation générale pour le salut de l’économie, et hop, ça repart !

À suivre...

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