Anne Alvaro, la voix des femmes poètes amérindiennes

Entourée des présences amicales de Nicolas Daussy et Thierry Thieû Niang qui cosignent avec elle le spectacle « Voici mon cœur, c’est un bon cœur », Anne Alvaro donne voix et corps aux poésies de femmes amérindiennes d’aujourd’hui nourries d’hier.

La voix d’Anne Alvaro est un oiseau de nuit qui vit perché près d’une cascade où l’eau d’un torrent charrie des mots tumultueux qu’elle saisit d’un coup sec du bec. C’est là sa nourriture première et sa pitance dernière. C’est là son chant. Reconnaissable entre tous bien qu’indéfinissable. Comment fait-elle pour casser les mots au moment où ils s’apprêtent à aller tranquillement à leur terme ? Sa gorge est une forge dont l’enclume tient lieu de diapason. Les voyelles l’aiment et la redoutent ; elles savent, à commencer par le chef de rang « a », qu’elle sait l’art de les précipiter dans l’abîme aux accents graves avant de les tirer par le col pour les balancer illico dans l’aigu. Ça ne chôme pas. Les consonnes ne sont pas en reste, elle en fait des tremplins, parfois des trampolines, elle aime bien les secouer pour leur faire rendre gorge en leur tordant le cou. Randonneuse de poètes et de dramaturges, elle aime les montagnes russes, les faces nord aux pentes extrêmes qu’aiment défier les alpinistes, les tourbillons du vent au sommet des arbres, les cavernes ruisselantes de mystères, les chemins escarpés où l’imprévu est souvent en embuscade. C’est un long fleuve intranquille. La voix d’Anne Alvaro répugne à la ligne droite, elle chérit le zébré.

« Pour luire dans les yeux »

Un jour, l’actrice est tombée sur des poèmes écrits loin de son appartement parisien. Celui-ci par exemple que je me permets de citer entièrement : « Je rêve du dos de la vieille tortue. / Elle sort de l’eau, lente, sa carapace couverte d’eau, de soleil, sombre comme les troncs humides des micocouliers. / Dans l’eau le monde respire. / Dans la vase. / Il y a des poissons dont le sang passe facilement du chaud au froid. / Et la tortue, de petits os d’animaux jaunes en elle se réveillent pour luire dans les yeux. / S’éveillent les sauterelles dont la peau sèche dort paisible sur les arbres. / On pourrait enlever les parties molles, les séparer de la carapace et la porter sur notre dos comme les vieilles femmes qui peuvent voir les années passées dans ses yeux. / Quelque chose respire en elle. / Réveillons-nous, nous sommes des femmes. / Les carapaces sont sur nos dos. / Nous sommes d’ambre, les petits animaux en nous sont de l’or. »

C’est un poème signé Linda Hogan, une Chickasaw. Une femme amérindienne. Anne Alvarro l’a lu dans l’un des deux recueils de poésie amérindienne qu’elle a lus et relus, le premier : Vent sacré, une anthologie de la poésie féminine contemporaine amérindienne, traduit par Béatrice Machet, le second : Anthologie de la poésie amérindienne, présenté et traduit par Manuel Van Thienen. Elle dit avoir eu un « coup de cœur » pour ces poésies et, comme majoritairement elles sont écrites par des femmes, elle a voulu se limiter à ce corpus regroupant des femmes Creek, Cherokee, Apache, Sioux, etc. Des femmes qui, pour la plupart, ont l’âge de l’actrice. Certaines vivent dans les villes, d’autres dans ce qu’il est convenu d’appeler des réserves. Et le miracle se produit : si la traduction française affadit la langue d’origine, la voix d’Anne Alvaro, dans son étrangeté assumée, tend à en restituer le chant, et par là même leur douceur blessée et leur fière âpreté conjuguées. Autre miracle : tout son être, à commencer par son visage, s’indianise sous nos yeux.

« Une langue qui n’est pas la mienne »

Ces poèmes de femmes amérindiennes ne sont pas sans rappeler les dits et écrits d’autres peuples « indiens » qui vivent, parfois à deux pas, de l’autre côté des eaux océanes, aux confins de la Russie : les Tchoutches, les Koriaks, les Nénestes, les Nanaïs, etc. Ils ont connu les mêmes tourments, à commencer par celui de la langue de leur peuple, à tout le moins brocardée par les envahisseurs voire interdite. Ce qu’exprime avec force Joséphine Bacon, une Innu, dans un poème dit-chanté par Anne Alvaro : « J’ai usé ma vie sur l’asphalte / Des mots me viennent / Dans une langue qui n’est pas la mienne / La nuit, l’innu-aimun / M’ouvre à l’espace. »

Deux hommes de cœur accompagnent l’actrice dans ce « coup de cœur », le musicien Nicolas Daussy qui fait musique de tout et le danseur Thierry Thieû Niang qui fait danse de tout. Tous les trois cosignent ce spectacle qui carbure à l’amitié. Il arrive que l’actrice prolonge la musique d’un geste de la main, il arrive aussi que Thierry Thieû Niang quand il ne l’observe pas ou ne danse pas seul, la retrouve pour une alchimie de gestes qui prolongent le poème. Beaux moments trop rares mais, justement, c’est leur rareté qui en fait le prix.

Voici mon cœur, c’est un bon cœur est un spectacle qui ressemble à cette femme suspendue à la fenêtre du 13e étage (extraordinaire poème de Joy Harjo, une Creek), « suspendue par ses propres doigts, sa propre peau, son propre fil d’indécision ».

Jean-Pierre Thibaudat - Médiapart - 11 avril 2018

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