Avignon : « Au cœur », la beauté du geste Thierry Thieû Niang
Travailler avec des enfants, des adolescents est constitutif de l’art du danseur et chorégraphe Thierry Thieû Niang. Et c’est au cœur de « Au cœur », son nouveau spectacle, obsédé par les corps des enfants de l’exil morts noyés en Méditerranée. Un spectacle qui est d’abord la restitution d’une histoire faite de rencontres, une trace visible offerte en partage. La beauté au-delà du mal.
Il existe un homme miraculeux qui transforme en beauté tout ce qu’il touche. Et ce que touche Thierry Thieû Niang ce sont des êtres doués de corps, pourvus d’une sensibilité qui ne demande qu’à s’exprimer.
Un jeune corps endormi dans la mort
Qu’il travaille avec des jeunes, des vieux, des enfants scolarisés ou des décrocheurs, des handicapés de toutes sortes, des détenus, des mal barrés des pas gâtés, des pros, des amateurs, toujours le miracle est là avec sa besace pleine d’émotions simples qui vous submergent sans crier gare, de gestes anodins, primaires, de marches, de sauts, de pliures, d’enveloppements, sans cesse réinventés.
J’ai peut-être vu deux ou trois spectacles ainsi orchestrés par Thierry Thieû Niang en marge de ses créations propres ou de ses collaborations avec des metteurs en scène (Chéreau in memoriam), aucun ne ressemble à un autre et celui qu’il vient de signer au Festival d’Avignon sous le titre « Au cœur » est le plus beau de tous, parce que le dernier. Je l’ai vu dans la fraîcheur de la Chapelle des Pénitents blancs où il est advenu si léger, sur le coup de 15h, après l’implacable soleil de midi. « Au cœur » est obsédé autant qu’il est caressé par l’image d’un jeune corps qui tombe, qui est tombé, qui s’est endormi dans la mort, celui du petit Aylan.
Sur ces enfants noyés de l’exil, « Au cœur » pose la couverture chauffante d’un linceul, un chant de gestes, l’offrande d’un partage. Les enfants des écoles, collégiens voire lycéens qui évoluent en scène sont accompagnés par une œuvre lumineuse (dans tous les sens du terme) de Claude Lévèque (et on peut poursuivre la visite de cet artiste dans les salles de la Collection Lambert), la voix de la chanteuse Camille, la viole de gambe de Robin Pharo et un texte de Linda Lê écrit pour l’occasion. Ce texte est dit par une petite fille de huit ans dont émane une force de vie qui, en douceur, m’apparaît comme l’exact miroir inversé de ce que distillait de terreur les yeux du petit Bennent dans le film « Le Tambour ».
"Dis-moi comment me redresser"
Linda Lê : « Qui suis-je ? Un jouet cassé ? Un oiseau aux ailes brisées ? / Qui suis-je ? Ton enfant, dont tu porteras bientôt le deuil ? Ce pauvre enfant que l’extérieur épouvante et qui ne sait où fuir, car de quelque côté qu’il se tourne, il ne voit que des ombres menaçantes ? / Qui suis-je ? Une misérable proie acculée, ou le complice de ce que tu vas tenter pour en finir avec notre impuissance ? / Qui suis-je ? Dis-moi comment me redresser et montrer au monde comment je ne nourris d’espoir ? ». Plus tard, dans le poème, vers la fin, l’enfant dira « rêver d’un envol ». C’est cela, ce rêve d’un envol que Thierry Thieû Niang offre à ces enfants et adolescents qui l’ont accompagné autant qu’il les a accompagnés au fil d’ « Au cœur ».
Ce titre peut apparaître comme l’antidote au « haut de cœur » et à la colère que suscitent en nous toutes les images d’enfants qui nous regardent avec des yeux empruntés au petit enfant à casquette et étoile jaune qui, les bras levés et le regard apeuré marche vers les camps de concentration. Cet enfant-là était voué à une mort certaine comme est souvent probable celle de ces enfants qui, avec leur famille, embarquent sur ces canots d’espoir ballottés dans ce camp de concentration qu’est devenu la mer Méditerranée.
Stop. Pas de pathos, pas de blablas, pas d’artifices. Thierry Thieû Niang n’est pas un pleureur professionnel. Il parle peu, mais pour une fois il nous a écrit une lettre. On appelle ça dans le jargon, des « appels à projet » et des « dossiers de presse » une « note d’intention ». « Je ne répare rien, explique-t-il. Il faut sortir de cette idée qui veut qu’on répare et qu’on console comme on change une roue défaillante d’une voiture. Je trouve riche de sens qu’il y ait aussi des choses dont on reste inconsolable ; qu’est-ce que serait un monde où l’on peut se consoler de tout ». Thierry Thieû Niang écrit encore : « Je parle pour la première fois du chagrin du monde. » C’est cela « Au cœur ». Un amas de stupeurs, de lueurs, de douceurs. C’est beau à pleurer et on pleure. Comment conjuguer l’horreur et la beauté ? Dans le fond, à travers de tous autres chemins, Angelica Liddell se pose aussi cette question dans le spectacle qui vient pour quelques jours au Festival d’Avignon.
L’art et l’enfance sont dans un bateau
Mais revenons à Thierry Thieû Niang et à ce groupe merveilleusement hétéroclite d’enfants et adolescents d’Avignon et alentour, à la grâce (comme éculé et pauvre m’apparaît soudain ce mot) heureuse et vénéneuse qu’infuse et diffuse « Au cœur ».
Il y a ces jouets qui sont comme les seuls survivants du voyage et sont comme des offrandes, des portraits en creux. Il y a ces vêtements trouvés qui s’entasseront entre les bras d’une jeune fille qui tourne sur elle-même, mouvement ancestral et qui nous revient comme réinventé. Il y a ces corps qui se croisent, se frôlent, chutent et se relèvent, s’allongent l’un près de l’autre, s’épaulent, épaule comme épaule. Il y a ces danses des bras noués qui dressent des couronnes de fleurs imaginaires, Il y a ces entrelacs de croix de vie qui luisent dans la nuit sur les corps comme endormis. Il y a… disons l’art de l’enfance et l’enfance de l’art dans une confondante conjugaison.
Ils viennent d’association du Grand Avignon, du Secours populaire, de différents ateliers de pratiques artistiques menés à la Fondation Lambert et ont retrouvé Thierry Thieû Niang chaque mois de janvier à juin. « Au cœur » pourra renaîtra ailleurs dans d’autres villes. Nommons-les pour finir : Pauline Abossolo, Eliott Allwright, Zoé Clément, Camille Deniau, Camille Dufour, Shana Lempereur, Timothée Lopacki, Loris Mercatelli, Anna Mazzia, Quentin Maximin, Mathieu Maximin, Dorine Pama, Pierre Tailleferd.
Jean-Pierre Thibaudat - Médiapart - 8 juillet 2016 / Photo Christophe Raynaud de Lage
Voir en ligne : Retrouvez cet article sur le site Médiapart