Electre, sœur d’Hamlet…
Patrice Chéreau s’empare d’ « Elektra » à Aix-en-Provence
L’événement de l’édition 2013 du festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence a été la vision de Patrice Chéreau de l’Electre de Richard Strauss. Par la violence du propos et de la musique, la rencontre entre le travail du metteur en scène et cette œuvre intense était une évidence, passionnante en soi. La direction musicale de Esa-Pekka Salonen, à la tête de l’orchestre de Paris, a suscité un environnement sonore semblable à un gouffre, où se cognent des âmes inquiètes et tourmentées, en parfaite osmose avec une proposition scénique d’une profondeur et d’une humanité bouleversantes, portée par une distribution exceptionnelle.
Le drame d’Electre est très proche de celui d’Hamlet, et la question de l’action à entreprendre, suite à la mort d’un père, est posée dans les deux œuvres. Evelyn Herlitzius prête à la fille d’Agamemnon une silhouette fragile, et les gestes désordonnés et insaisissables d’une adolescente. Elle construit une figure attachante, qui marque. Son jeu évoque celui de Gérard Desarthe dans Hamlet, que Chéreau avait mis en scène en 1988, où la démarche troublée du comédien exprimait un repli sur soi identique, dans un deuil impossible. Electre partage avec le prince de Danemark un même trouble mental et une semblable quête de vérité, qui se manifestent par des discours obsessionnels. Le chorégraphe et psychomotricien Thierry Thieû Niang, collaborateur de Patrice Chéreau, est parvenu, dans son travail sur le mouvement, à rendre sensibles les failles et les fractures de l’âme, qui s’étendent à l’ensemble des protagonistes, avec une justesse poignante et d’infinies nuances.
Par-delà le bien et le mal, une souffrance infinie
L’opéra de Richard Strauss, créé en 1909, se caractérise par une partition torrentielle, et une musique d’une violence extrême, parfois sauvage, qui s’épanouit en cri. Certains accords sont toutefois très troublants, d’une beauté inquiétante et sensuelle, parce qu’ils explorent l’indicible des relations humaines, ainsi que les sentiments contrastés, comme la tendresse qui se mêle à la révolte, ou l’attirance à la répulsion, dans une même urgence de parole.
Patrice Chéreau est parvenu à rendre compte d’une telle complexité, en n’ajoutant pas, par le jeu, une surenchère à la violence et à l’hystérie contenues dans la musique. Ainsi, les protagonistes ne sont à aucun moment monolithiques, et apparaissent pleins d’humanité, imprévisibles et mouvants dans l’expression de désordres qui nous semblent proches. Clytemnestre résume bien ces contradictions, à propos de sa fille Electre, dans cette phrase : « Elle n’est pas odieuse, elle parle comme un médecin . » Et pourtant, la jeune fille conseille à sa mère de s’offrir en sacrifice, pour que cessent ses rêves chargés de culpabilité, dont elle est venue l’entretenir. La fille d’Agamemnon n’a qu’une obsession, venger la mort de son père en faisant couler le sang de sa mère. La fonction des rêves dans Electre de Strauss et Hofmannsthal, en pleine naissance de la psychanalyse, est la même que celle du théâtre dans Hamlet, celle d’un révélateur, à la manière d’un miroir, pour ceux pour qui la vie continue, malgré tout.
D’un côté, Electre, Clytemnestre et son amant Egisthe, de l’autre, Hamlet, Gertrude et son amant Claudius. Electre, comme Hamlet, pense qu’elle trouvera un peu de paix lorsque ceux qu’elle considère comme des usurpateurs auront péri. En attendant, elle erre dans les affres du deuil non accompli, écrasée sous l’ombre du père mort, dans un état de grande souffrance. En débardeur et pantalon noir, le visage suffocant, elle incarne cette force vengeresse, dans un mélange de détermination farouche et d’abattement. Certains détails, dans ses mouvements, la montrent vacillante, en de brefs instants de déséquilibre, comme si sa trajectoire était par avance brisée. Elle est parfois blessante, mais comme le précise Chéreau, avec « le sarcasme et l’ironie qui veulent faire mal, mais qui ne blessent que celui ou celle qui les utilise ». Le paradoxe entre la fragilité de ce personnage broyé par le destin, et la puissance de la voix de l’interprète, est saisissant. Son chant semble venir de très loin pour crier le nom du père mort. La figure de Clytemnestre bouscule l’image d’une certaine tradition, en se révélant plus nuancée. Waltraud Meier construit un personnage intériorisé, même s’il semble rongé par un passé trouble. Il n’y a rien de manichéen dans la représentation saisissante d’humanité qu’elle propose. Elle semble profondément troublée par ce que lui dit Electre, dans un état de confusion qu’elle cherche à masquer, et qu’elle trahit par quelques gestes infimes : elle refuse par exemple d’être touchée physiquement par des servantes qui veulent la ramener au palais, rejetant ainsi tout ce qui l’éloigne du gouffre qu’elle porte en elle. L’immense artiste était l’incandescente Isolde dans la mise en scène de Peter Sellars et Bill Viola à l’opéra Bastille, mais aussi dans le spectacle de Patrice Chéreau de 2007 à la Scala de Milan. Elle reprendra ce rôle prochainement à Munich, et sera à nouveau Clytemnestre cette saison à l’opéra national de Paris, dans une vision de Robert Carsen. On sent, dans la tension extrême qui règne sur le plateau, l’imminence d’une catastrophe. La violence est contenue, mais palpable.
Une attente qui était si forte…
Le décor de Richard Peduzzi représente la façade d’un palais, à la grandeur tragique, et qui rappelle le troisième acte de La Walkyrie mise en scène par Chéreau, à Bayreuth. Les couleurs et les matières, mises en relief par les lumières intenses de Dominique Bruguière, fidèle collaboratrice, participent à l’accomplissement de la tragédie, en écho à des âmes meurtries. La contribution de Thierry Thieû Niang aux mouvements est fascinante. Il est parvenu, dans son itinéraire de chorégraphe, à faire danser des autistes, des malades et des prisonniers, empêchés dans leurs gestes. Sa confrontation avec cette œuvre de l’enfermement était impérative et nécessaire. Il suggère ici des dérèglements mentaux par des détails, qui évoquent son travail sur La douleur, d’après Marguerite Duras. Ainsi, chacune des servantes, qui apparaissent ensemble dès le début de l’opéra, a une histoire et prend part à cette action perturbante. Des liens se sont tissés entre elles, et elles expriment la compassion et l’effroi, dans la conscience d’un drame annoncé. Durant la confrontation entre Electre et Clytemnestre, véritable « théâtre de la cruauté », deux d’entre elles se tiennent dans un coin et observent, pareilles à deux mendiantes. Il y a dans cette posture une forme de mimétisme troublant avec la fille d’Agamemnon, elle-même exclue du palais et vivant dehors, par son refus de l’ordre nouveau. L’attente du frère, Oreste, pour que la vengeance s’accomplisse, est compliquée par la fausse nouvelle de sa mort. Lorsqu’il se montre enfin, la scène de reconnaissance est bouleversante. Le vieux serviteur l’étreint, en un geste qui prend une intensité particulière dans la trajectoire de Patrice Chéreau, puisque c’est Donald McIntyre, Wotan de la mythique Tétralogie de 1976 à Bayreuth, qui incarne cette figure crépusculaire, qui vient d’un autre temps. Sa présence, improbable, dans ce rôle secondaire est une émouvante réminiscence. Mikhail Petrenko, artiste charismatique qui était un vénéneux et troublant Hagen dans Le crépuscule des dieux mis en scène par Stéphane Braunschweig à Aix en 2009, apporte au personnage d’Oreste une gravité inquiète, sous le poids d’une attente trop forte.
On lui demande de tuer sa mère. Il offre à chacune de ses interventions des couleurs caverneuses, qui atteignent l’âme. La mort de Clytemnestre, amenée par son fils, a lieu face au public. Anéanti par son geste, Oreste est incapable d’accomplir un second meurtre, et c’est son précepteur qui tue Egisthe. La vengeance a-t-elle été libératrice ? Oreste n’a ici rien d’un rédempteur et tandis qu’un chœur victorieux l’appelle, il quitte la scène précipitamment, en proie à l’étouffement. Ceux qui restent sont désemparés, et Chrysothémis, la sœur, qui s’apprêtait à fêter le sauveur, est en plein désarroi. Après avoir accompli une danse qui désormais est dérisoire, Electre tombe assise sur une chaise, le regard fixe. L’attente était forte, mais rien n’a bougé. La malédiction des Atrides s’est une nouvelle fois accomplie dans la répétition de meurtres, qui ne servent à rien. La culpabilité s’est juste déplacée. Les protagonistes ont l’air désorientés, hébétés et dans un état d’errance. Patrice Chéreau avait déjà exploité une telle poignante irrésolution à la fin de son Cosi Fan Tutte, à Aix en 2005, de son film Gabrielle, mais aussi dans le regard de Pascal Greggory, tourné vers des forêts impénétrables, dans la dernière image de Ceux qui m’aiment prendront le train. On sort d’un tel spectacle déstabilisé, et profondément ému…
Christophe Gervot - Fragil.org - 20 septembre 2013
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