Emmanuelle Lequeux

L’exposition Pierre Huyghe, un étonnant phénomène

Un étonnant phénomène touche l’exposition Pierre Huyghe, qui ferme ses portes le 6 janvier au Centre Pompidou : il est rarissime qu’un plasticien contemporain aussi exigeant provoque une émotion tellement unanime ; rare de voir les visiteurs errer durant deux heures dans l’espace plutôt restreint de la salle sud ; exceptionnelle, enfin, cette communion des générations, bambins enchantés et retraités fascinés.

Depuis le vernissage, fin septembre, près de 2 000 entrées ont été comptabilisées chaque jour. Pour l’art le plus actuel, c’est considérable. Seules Annette Messager, en 2007, et Yayoi Kusama, en 2011, ont frappé plus fort dans cet espace réservé aux artistes vivants. Mais leur notoriété était supérieure, et leur rétrospective bien plus ludique. 

Frileuse dans sa défense de la scène contemporaine, l’institution devrait plutôt être rassurée : le plus pointu des artistes peut provoquer le buzz autant, si ce n’est plus, qu’un maître du pop art. Et sa présence s’avère essentielle pour confirmer le musée sur l’échiquier mondial des grandes institutions : avant que l’exposition ne voyage à Cologne et Los Angeles, le bouche-à-oreille a traversé les frontières comme rarement.

Et pourtant, qui connaît ce plasticien français, né en 1962 ? Pierre Huyghe est une star dans le milieu de l’art international. Mais peu, dans le grand public, ont déjà entendu son nom. Alors quelle alchimie se joue cet automne autour de son œuvre, faite de films, sculptures, marionnettes, performances ? Quelle est la raison de ce bouche-à-oreille à nul autre pareil, foi de critique d’art ? Sûrement pas la facilité.

L’accrochage est ardu, sans concession, pas séduisant pour un sou. Prenez Jeff Koons à Versailles, c’est aux antipodes. Prenez les derniers David Lynch, vous n’êtes pas loin. On ne peut donc soupçonner ce public d’être avide de sensations fortes, de spectacle bon marché : le parcours est tortueux, l’émotion se mérite. Mais elle finit par gagner. Immense qualité du travail, certes. Mais aucune des expositions de Huyghe, notamment au Musée d’art moderne de Paris en 2009, n’avait provoqué tel engouement. Aucune n’avait été qualifiée d’historique par différents experts de France et de Navarre.

Ce phénomène, plusieurs ingrédients l’expliquent. Mais, joliment, aucun n’entre traditionnellement dans les recettes d’un blockbuster. Enfin un, peut-être : le facteur générationnel. Les enfants des années 1960 et 1970 retrouvent ici ce qui a construit leur mémoire : Thriller de Michael Jackson, procès d’Action directe, couvertures d’Elle, couronnement de Bokassa… Un héritage que l’artiste s’emploie à déconstruire. Une richesse et un fardeau, qu’il offre en sacrifice et en partage à sa génération déboussolée, sur la voix cristalline de Kate Bush.

Un corps vivant, en chaos

Mais le génie de ce lieu, c’est surtout d’être conçu comme un corps vivant, en chaos ; un jardin très organique, où se perdre. Fourmis, araignées, bernard-l’hermite, sans oublier Human, l’étrange chien blanc à patte rose dont la photo inonde les réseaux sociaux… De nombreux animaux l’habitent. Mais aussi des personnages de conte : une patineuse, un adolescent à tête d’aigle, un homme au visage couvert d’un livre lumineux. Ils passent de temps en temps, aléatoires, et éclatent un peu plus le scénario de l’exposition. Qui se modifie aussi au gré des saisons : les abeilles composant en essaim la tête d’une des sculptures hibernent en ce moment.

Avec ses mille parcours, l’exposition est un corps vivant, qui sommeille et s’éveille selon son désir. Invité dans l’exercice de sa liberté, chaque visiteur voit ce que nul autre ne voit, en fonction de son rythme, de ses rencontres. Aucun récit n’est imposé, nulle interprétation : une bénédiction en ces temps de storytellings assommants, de récits ultra-marketés.

Complice de l’artiste, le visiteur se joue de l’autorité du musée. Il n’est pas là pour apprendre, ni même comprendre, un audio-guide vissé aux oreilles, un téléphone en guise de regard. Mais pour écouter un éloge de la paresse et du temps libéré, traquer Blanche-Neige et chanter sous la pluie. Bref, désobéir, à la société comme à l’institution. Et il ne le peut qu’en étant là, de tout son corps, présent comme jamais. Impossible de photographier cette exposition : elle anéantit volontairement toute média-génie.

Contrairement à tant d’autres qui se découvrent sur Internet sans dommage, elle refuse de se réduire aux pages des magazines, à des posts sur les réseaux sociaux. Par leur refus de se livrer trop vite, ces œuvres ne nient pas la prégnance des mondes virtuels, mais elles opposent des poches de résistance. L’écrivain Tristan Garcia l’a résumé avec brio dans le catalogue : « L’œuvre de Pierre Huyghe est l’hôte de cet esprit contemporain nébuleux, par les images, par les dispositifs d’exposition, par les célébrations, par la sexualité, par les corps animaux et humains, qui demande : qui suis-je vraiment ? Et auquel l’écho de sa propre voix répond : neutralisé tu n’es rien ; tu n’es qu’intensité. » Une exposition pour être là, tout simplement.

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