Patrice Chéreau, un soir à l’Odéon
A l’initiative de Luc Bondy, directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, une soirée a été organisée dimanche soir 3 novembre. Témoignages, textes, musique et chant se sont succédé deux heures trente durant dans une salle bourrée à craquer des amis et des proches, des comédiens et collaborateurs, mais aussi du public venu en force partager cet hommage.
Exercice difficile. Rendre hommage à un être dont la disparition a déchiré les jours et les nuits de ceux qui aiment le théâtre. Combler l’absence : impossible.
Se réunir. Partager. C’était sans doute le premier geste. Être là, avec les autres. Écouter, retrouver. Se souvenir.
Le 2 novembre, la veille, Patrice Chéreau aurait eu 69 ans. Il s’est éteint le 7 octobre, à 19h, à l’hôpital Beaujon où il était soigné depuis bien longtemps et avec un dévouement profond par l’équipe médicale. Il y avait été admis le jour même. Le dimanche, il avait redit à Philippe Calvario qu’il était d’accord sur ses choix pour Des visages et des corps qui se donne actuellement au théâtre du Rond-Point et dont on a vu quelques moments vers la fin de la soirée
Dans la nuit qui tombe, vaguement humide, la foule s’étire déjà en plusieurs rubans, encerclant la place et la coupant en deux par le milieu. Long sinueux chemin de ceux qui ont décidé de partager ce moment.
Il est 19 heures à peine, la soirée doit commencer à 20 heures, mais même ses amis, ses proches, comédiens, collaborateurs, ceux qui ont pu réserver une place, sont là, heureux, malgré tout, de se retrouver. Chacun est au-delà du chagrin et des larmes. Il y a ceux de La Dispute, ceux de Peer Gynt, ceux des Paravents, ceux de l’École des Amandiers que dirigeait Pierre Romans et sa pensée est dans les cœurs.
Il y a cette galaxie silencieuse et fervente du public, toutes générations confondues, ceux qui aimaient cet artiste unique et veulent retrouver dans le grand théâtre quelque chose d’impalpable. Mais ils savent tous qu’il n’y aura pas de consolation.
Tout le monde pénètre dans le calme.
Dans la salle, les jeunes ouvreuses remettent à chacun une photographie en noir et blanc de Ros Ribas. Les bras levés cachent une partie du visage. C’est Patrice Chéreau, orchestrant Phèdre, en 2003, aux Ateliers Berthier. Dominique Blanc n’a pas pu venir, empêchée par un deuil dans sa famille, mais on verra des extraits de la pièce et d’autres, de La Reine Margot.
La photographie de Ros Ribas
L’immense cage de scène est complètement dégagée. Au centre du plateau, une chaise vide. Au fond, un grand piano.
Dans le silence, Thierry Thieû Niang danse, pieds nus, tout de noir vêtu. Il est la grâce même. Silhouette fine d’adolescent, visage doux, seuls les cheveux qui s’argentent dans les sublimes lumières de Dominique Bruguière révèlent qu’il n’est plus un enfant. Ce moment prodigieux, prière sobre qui s’envole vers les cintres.
On peut se concentrer sur cet elfe gracile qui dit tout d’entrée. On entend le frôlement des pieds, les sauts, on observe subjugué et tout pourrait s’arrêter là...
Mais voici un peu de musique, et le danseur-chorégraphe remet ses chaussures et se fond dans les ténèbres des coulisses. Oui, tout pourrait s’arrêter là tant cette ouverture est splendide.
Deux heures trente plus tard, un autre moment aussi doux que puissant, aussi lumineux que mélancolique.
Jane Birkin, est sur la grande scène, beau visage et gravité de tout l’être. Dans la nudité d’un chant a cappella, elle offre L’Amour de moi qu’elle interprète, qu’elle incarne comme une apparition, avec sa fragilité de femme bouleversée.
Il aurait aimé cela, Chéreau. Ces deux moments lui ressemblent profondément.
D’autres beaux moments, dans cette soirée peu rythmée mais embellie par les lumières de Dominique Bruguière et présentée par Laure Adler.
Luc Bondy rappelle que Patrice Chéreau fut le premier à l’inviter à travailler en France. Ce fut à Nanterre. Michel Piccoli qui joua Koltès avec Chéreau, aux Amandiers pour Combat de nègre et de chiens, puis au Rond-Point pour Le Retour au désert, raconte une jolie histoire qui concerne Patrice Chéreau et Federico Fellini...
Marianne Faithfull, comédienne dans Intimacy dit le texte de sa chanson qui figure dans le film Son frère dont on revoit l’extrait. « Jamais une des mes chansons n’a été aussi bien utilisée » dit-elle avant de s’éclipser.
Peter Stein, est venu spécialement de Berlin. Quelques mots et il avoue, désarmé : « Je suis seul ».
C’est le sentiment qui domine.
Il y avait beaucoup d’orphelins dans cette salle, sur ce plateau.
Richard Peduzzi n’avait pas souhaité être là : l’arrachement d’un frère spirituel, d’un camarade de travail depuis 1967, est insurmontable.
Mais Gérard Desarthe parla de ce grand arbre qui devait circuler entre les travées d’un dispositif bi-frontal, en mars prochain, aux Ateliers Berthier, pour ce Comme il vous plaira de Shakespeare qui ne verra pas le jour.
Celui qui fut un jeune homme sauvage dans La Dispute, puis un Peer Gynt et un Hamlet inoubliables pour Patrice Chéreau, parla en termes tendres et désolés de ce « funeste mois de septembre », ce mois où malgré la maladie Patrice Chéreau travaillait, précisait la traduction et organisait des séances de travail avec les comédiens qu’il avait choisis.
Desarthe, assis sur une chaise, très élégant, très digne, dit le célèbre monologue du monde et du théâtre, un texte qu’il connaît parfaitement. « Patrice m’avait demandé de m’installer sous l’arbre et de dire ce texte en étant très triste, à ce moment-là. Ce ne sera pas difficile ».
Jean-Pierre Vincent, l’ami de Louis-le-Grand et Michel Bataillon, le collaborateur de Roger Planchon au TNP-Villeurbanne, évoquèrent les premiers pas du metteur en scène et rappelèrent le rôle de Bernard Sobel dans la "découverte" du jeune homme si frappant.
Il y a des extraits de films. La Reine Margot avec cette Saint-Bathélémy qui était déjà dans Massacre à Paris, des années auparavant. On revoit la danse de Dans la solitude, 1995, Chéreau/Greggory, mais on a aussi en souvenir Isaach de Bankolé et Laurent Malet, puis, des années durant, Patrice Chéreau et Laurent Malet.
Isabelle Huppert, héroïne du film Gabrielle, lut des fragments d’entretiens et Valeria Bruni Tedeschi la lettre que le jeune homme de trente ans à peine avait envoyée à Wolfgang Wagner pour lui expliquer dans quel esprit il imaginait la mise en scène de la Tétralogie. Une lettre sage, réfléchie, ferme qui laisse deviner ce qui lève en lui alors et conduira le metteur en scène choisi par Pierre Boulez à secouer Bayreuth avant de triompher...
L’Ensemble Intercontemporain joua deux pièces pour clarinette et piano d’Alban Berg et aussi Anthèmes pour violon de Pierre Boulez (pardon, je n’ai pas les noms des trois musiciens).
On pensait à Daniel Barenboïm. On pensait à ceux, moins proches sans doute de Patrice Chéreau que ne le sont pour jamais Pierre Boulez et Daniel Barenboïm, on pensait à tous ces grands chefs, ces chanteurs, des orchestres qui ont adoré travailler dans la proximité de Patrice Chéreau.
Philippe Calvario dit des extraits de son spectacle Des visages et des corps d’après le texte écrit par Patrice Chéreau pour éclairer son travail au Louvre et les expositions, les mises en scène d’alors et l’on se souvint qu’il possédait aussi l’art d’écrire...
Vint Jane Birkin avec cette chanson déchirante et belle.
On vit des images des saluts d’Elektra, en juillet dernier, à Aix-en-Provence. Il est avec ses chanteuses, ses chanteurs, son chef, il les entraîne. Il rit, il est heureux.
Dehors, la pluie tombe drue et dure. Sur la terrasse désertée, Hermine Karagheuz et Maria Verdi se souviennent en souriant des trois alertes à la bombe survenues pendant les représentations des Paravents. Il fallait évacuer tout le monde... C’était le théâtre, sa vie.
Armelle Héliot - Figaro Blog - 4 novembre 2013
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