Portrait d’un « mouton noir de la mélancolie »
Photo : Nadège Le Lezec
Sans doute est-ce un paradoxe de constater qu’à force de porter en soi une multitudes d’autres figures, de masques, sa propre identité pour autant qu’elle a existé finisse par se dissoudre, au point de n’être plus rien et par devenir… personne ! C’est très exactement ce qui semble être arrivé au père de la romancière Gwenaëlle Aubry ; c’est avec une belle justesse qu’elle a donc donné pour titre à son livre à lui consacré le terme de… Personne ! Un autre paradoxe voulant qu’à faire défiler dans une sorte d’infernale sarabande toutes ces « autres » figures inclues dans le strict carcan d’un abécédaire, Gwenaëlle Aubry parvient, sinon à dessiner, du moins à capter des éléments de la très complexe personnalité de son père bipolaire, tout en respectant ses vœux émis dans un manuscrit organisé en chapitres qu’il a laissé après sa disparition avec cette demande expresse : « À romancer ». Ce qu’exécutera à sa manière la jeune femme en 2009.
Il y a dans la réussite du livre, dans cette sorte de mise en abyme de la vie du père, dans cette délicate tentative qui refuse toute les « facilités » du récit intimiste, du roman familial, de l’autofiction comme du témoignage ou autres catégories « littéraires » convenues, quelque chose de fascinant. Roman abécédaire, en éclats, qui décline donc en vingt-six stations – et dont l’importance ne réside peut-être pas tant dans les figures des personnages évoqués, ou dans le définition de certains mots, de la lettre A (Artaud) à la lettre Z (Zelig), en passant par les autres lettres de l’alphabet comme le B (James Bond), le H (Dustin Hofman) ou le L (Jean-Pierre Léaud), etc. – la spirale d’une impossibilité à adhérer à la moindre parcelle de réalité. C’est une étrange et heureuse coïncidence si la ronde alphabétique du roman comme du spectacle débute avec Artaud et ses propos sur la folie. Car c’est bien de cela dont il est question, de folie, celle d’une « vie pleine de trous » comme disait l’écrivain Paul Bowles recueillant les propos du marocain Driss Ben Hamed Charhadi…
On comprend aisément que la comédienne Sarah Karbasnikoff ait été interpellée par l’écriture et le dispositif mis en place par Gwenaëlle Aubry. Rien d’étonnant si elle s’est attelée à l’adaptation du texte pour la scène en collaboration avec Élisabeth Chailloux dont toute la longue carrière atteste de sa capacité à saisir les enjeux des écritures les plus subtiles dans son travail de mise en scène et de direction d’acteur. Elle ne faillit pas ici à sa réputation, dirigeant avec doigté Sarah Karbaniskoff épaulé par le chorégraphe Thierry Thiêu Niang. Autant dire que dans cette délicate partition rien n’est laissé au hasard et la comédienne dans le « vide » de la scène, structurée par Aurélie Thomas et que deux écrans (terme à prendre dans tous ses sens, à fois toile accueillant des images et cache) viennent construire une figure mentale au milieu de cartons et de feuillets de manuscrit comme laissés à l’abandon, Sarah Karbaniskoff parvient à tirer le meilleur de son propre personnage.
Jean-Pierre Han - Frictions - 16 janvier 2024
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